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LA RELIGION DANS ARISTOPHANE.

Sans doute, c’est nous, modernes, qui, sur quelques vers joyeux et légers, édifions les laborieuses constructions de notre archéologie religieuse. Ni Aristophane, ni son public, ne méditaient sur le sens de ces détails. Il se peut même que la science actuelle, si elle ne se fait pas illusion sur elle-même, se démêle mieux dans la complexité de ces obscures questions que ne le faisaient les Athéniens les plus éclairés du siècle de Périclès, et, à coup sûr, la foule n’y entendait rien ; mais elle avait de plus que nous la vive impression des Anthestéries qu’elle célébrait chaque année entre les Lénéennes et les Grandes Dionysies, époques des représentations dramatiques. Si les Athéniens ne songeaient nullement aux progrès du culte de Bacchus et aux graves modifications qu’avaient pu y apporter Pisistrate et l’organisateur des mystères, Onomacrite, ils en subissaient à leur insu l’influence, et les conséquences de ces changemens étaient entrées dans leur vie. Aussi chacun de ces mots dont nous recherchons péniblement la signification éveillait-il de lui-même en eux l’idée très nette des spectacles, des lieux, des détails qui leur étaient familiers. Voilà ce dont il faut nous souvenir, sous peine de ne comprendre ni les dispositions du public, ni la pensée du poète. Cette pensée, on le voit, se livre elle-même à un travail bien complexe, et elle peut paraître ingénieuse jusqu’à la subtilité. Cratinus avait uni étroitement dans la même critique, avec le tragique le plus ingénieux et le plus subtil, celui-là même qui parmi les comiques le poursuivait des attaques les plus obstinées, et forgé le mot euripidaristophanisant : ne serait-on pas tenté de le justifier par cet exemple d’arrangement complexe et cherché ? Cependant la peine n’y a pas laissé de trace. L’art garde une apparence naturelle, tout en inventant des combinaisons multiples. Il y a un fond de composition laborieuse, et à la surface court la fantaisie la plus libre, se joue une verve dont les étincelles semblent jaillir d’elles-mêmes. Voilà bien la nature de l’art grec, le seul qui ait su porter légèrement les chaînes volontaires de la science et de la méditation. Il domine même dans la comédie antique, cette négation, semble-t-il, de toute loi et de toute contrainte. C’est lui qui s’impose à la foule au moment même où elle s’abandonne à toute la grossièreté de ses instincts, et tel est son pouvoir que, lorsque la parodie s’attaque à la religion, c’est lui qui dans une matière de cette importance décide souverainement du succès.


Jules Girard.