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l’Évocation des morts de l’Odyssée. Non-seulement on y voyait Thésée et Pirithoüs scellés par une force mystérieuse à leurs sièges de pierre comme dans l’épopée contemporaine de Panyasis, ce qui était un souvenir précis de leur descente aux enfers ; mais le monde infernal, que l’offrande du sang versé dans la fosse était censé ouvrir aux yeux d’Ulysse, s’était enrichi de la plupart des idées religieuses et philosophiques qui s’étaient développées autour de ces voyages merveilleux attribués par la légende à certains héros. Ainsi se mesurent le chemin parcouru depuis l’antique épopée par la pensée et l’imagination des Grecs, et le mouvement qui, au milieu du ve siècle, entraînait vers ce sujet l’élite des esprits. Quant à la foule athénienne, deux légendes lui étaient surtout familières : la descente aux enfers d’Hercule et celle de Thésée, le héros national. Sans doute, la tragédie les lui avait déjà rappelées plus d’une fois : nous en possédons une preuve pour le premier de ces héros dans l’Hercule furieux d’Euripide. C’est la descente d’Hercule, personnage depuis longtemps acquis à la comédie, qui sert de point de départ à la composition d’Aristophane, et, comme il est naturel, les côtés héroïques de son caractère n’y font pas oublier les attributions qui sont en possession d’égayer les Grecs. Le vainqueur de Cerbère est en même temps le formidable mangeur que l’on sait. Ses exploits dans le royaume d’Hadès sont de deux sortes : il en a enchaîné le monstrueux gardien et dévasté les cabarets.

Cependant ce n’est pas lui qui, dans les Grenouilles, descend aux enfers ; il n’y est représenté que par les souvenirs qu’il y a laissés. Celui qui tente l’aventure, c’est le dieu Bacchus, et c’est en cela qu’Aristophane se montre le plus heureusement inventif. Parmi les légendes de Bacchus, il y en avait une qui le faisait pénétrer dans les enfers pour en ramener victorieusement sa mère Sémélé ; elle était bien connue, ne fût-ce que par les Pythiques de Pindare. Aristophane la néglige, ou, s’il s’en souvient, il n’en garde que bien peu. Le Bacchus qu’il choisit, ce n’est pas la divinité héroïque et glorieuse, le vainqueur de la mort, c’est la divinité populaire qui est en rapport direct avec la comédie, le dieu des vendanges, le dieu de l’ivresse et de la joie, des plaisirs faciles et de la mollesse, celui dont Eupolis, dans sa pièce des Taxiarques, avait fait le disciple indocile du rude et vaillant général Phormion. C’est, de plus, le dieu tout athénien du théâtre ; et de là le motif de son voyage au séjour des morts : il veut en ramener un bon poète tragique, car il n’y en a plus à Athènes, et la scène y est livrée aux tristes successeurs d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et d’Agathon. Tel est le personnage complexe, également propre à la parodie de la mythologie héroïque et à l’expression de la critique littéraire, qu’imagine Aristophane.