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III.

Prenez par exemple la pièce des Grenouilles, qui semble à première vue le triomphe de la grosse caricature religieuse : vous serez surpris de voir quelle place y tiennent les combinaisons et les recherches de l’art. Pour être applaudi, ce n’était pas tout de présenter à la foule un Bacchus poltron et gouailleur. Cette hardiesse en elle-même n’était rien sans le cadre et l’idée comique. C’est ici que paraît d’abord ce mérite d’invention ingénieuse que l’antiquité reconnaissait dans Aristophane et dont il se vante lui-même avec complaisance.

Il veut, au moment où Euripide vient de mourir dans tout l’éclat de sa popularité, attaquer encore le poète qu’il n’a cessé de poursuivre pendant sa vie, et surtout il veut le juger, le condamner, pour ruiner, s’il est possible, son influence, en opposant à ses drames sans dignité, sans force, sans moralité, l’énergique et grande tragédie d’Eschyle. Cette pensée, si intéressante pour l’histoire littéraire, n’appartient pas tout entière en propre à Aristophane ; c’est en partie la pensée du jour. Presque aussitôt après Euripide, ayant à peine le temps de s’honorer encore par un hommage rendu à son émule, Sophocle aussi est mort. Les grands tragiques viennent donc de disparaître ; malgré le nombre considérable de poètes qui se pressent sur leurs traces, la scène semble vide, et la postérité commence son œuvre en jugeant entre eux ces maîtres dont elle ne doit pas voir les égaux. Tel est le sentiment général, et la comédie, fidèle à son rôle, s’en fait l’interprète. En même temps qu’Aristophane, au même concours, Phrynichus l’exprime à sa manière dans les Muses, où, comme on le croit généralement, il instituait les déesses juges d’un débat entre Sophocle et Euripide. Qu’y a-t-il donc dans les Grenouilles qui soit personnel à leur auteur ? On voit d’abord qu’il établit la rivalité, non pas entre les deux poètes qui viennent de mourir presque ensemble, mais entre Euripide et le vieil Eschyle, mort depuis un demi-siècle, afin que l’opposition soit plus tranchée. Ensuite il place le débat et le jugement dans les enfers. Les enfers lui fournissent le cadre de sa pièce ; mais ici encore il faut faire la part de ce qu’il n’a pas inventé et de ce qui lui appartient. C’est seulement par des éliminations successives qu’une analyse, poursuivie de degré en degré, fera retrouver le travail de son esprit et saisir sa véritable originalité.

Ce n’était pas la première fois que la comédie pénétrait dans ce triste monde de la mort qui inspirait aux Grecs une si vive répugnance. Elle s’y était installée sans hésiter avec ses hardiesses de