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LA RELIGION DANS ARISTOPHANE.

tradictions des légendes religieuses, c’est une ironie destructive, qui raisonne à outrance, s’attaque au fond même de la foi, et ne cesse que lorsqu’il n’y a plus rien. Lisez le Jupiter convaincu : la conclusion poursuivie et atteinte avec une rigueur impitoyable, c’est la négation de la Providence divine et de la responsabilité humaine au nom de la croyance homérique à la destinée. L’antique poète avait représenté le monde suspendu à une chaîne d’or que tient la main toute-puissante de Jupiter, et cette brillante image de l’harmonie de l’univers maintenue par un dieu suprême avait traversé les siècles, vénérée par la foule et admirée des philosophes. Mais Homère soumet la volonté de Jupiter à la destinée ; donc la chaîne d’or et la main de Jupiter ne suffisent pas. Il y a au-dessus de Jupiter la Parque avec son fuseau, et de ce fuseau pend un petit fil auquel est attaché le dieu souverain avec l’univers à sa suite. Voilà comment Lucien complète l’image d’Homère. Or, dit-il ailleurs, dans l’Assemblée des dieux, la destinée, dont les Parques sont les ministres, est un mot vide de sens ; elle n’existe que dans les disputes bruyantes des philosophes. Cela est plus grave que la plaisanterie des Nuées sur les jeûnes forcés de l’Olympe quand le désordre du calendrier athénien prive les dieux de leurs sacrifices.

Encore une fois, sans faire Aristophane plus religieux qu’il n’était, nous trouvons en lui, sous les hardiesses peu édifiantes du costume comique, un fidèle interprète du sentiment général des Athéniens d’alors, très libres parfois avec leurs dieux, mais attachés à la religion de leurs pères, très empressés aux nombreuses solennités qui faisaient de leur vie une fête perpétuelle, et nullement disposés à déserter les magnifiques temples qu’ils élevaient à ce moment même. En effet, le même temps voyait s’achever le Parthénon et la comédie s’emparer de la faveur publique, et, ce qui surprendra toujours la postérité, l’auteur des Nuées, des Oiseaux, des Grenouilles, fut un contemporain de Phidias et de Sophocle. Ces noms nous avertissent qu’il y a chez Aristophane un élément d’une grande valeur auquel il doit d’avoir sa place à côté de pareils maîtres dans le siècle de Périclès : l’art, qui lui permit d’offrir une satisfaction complète aux goûts des spectateurs athéniens à la fois grossiers et délicats. La question d’art est donc capitale dans ses comédies ; elle l’est en particulier dans la manière dont il a traité la religion, et l’étude en est beaucoup plus difficile et plus complexe qu’on ne le croirait de prime abord.