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LA RELIGION DANS ARISTOPHANE.

oracle attribué à Bacis annonçait la grandeur future d’Athènes. — Et aussitôt Cléon, le corroyeur, et son rival, le charcutier, débitent à l’envi au noble fils d’Érechthée les énigmes plus ou moins claires, inventées par le poète à l’imitation des prophéties en vogue. « Garde, dit Cléon, le chien sacré aux dents tranchantes, qui, aboyant devant toi et poussant pour toi des hurlemens formidables, t’assurera tes honoraires (de juge), mais qui périra si tu l’abandonnes ; car mille geais le poursuivent de leurs cris haineux. » — « Méfie-toi, réplique le charcutier, du chien Cerbère, asservisseur d’hommes, qui te flatte de la queue, lorsque tu dînes, et, prenant son temps, te mange ton dîner pendant que tu bayes aux corneilles ; la nuit, il se glissera à ton insu dans la cuisine, et sa langue y nettoiera les plats et… les îles. » Et les deux adversaires continuent la lutte à coups de prophéties et de platitudes, jusqu’à ce qu’un dernier oracle, celui que Cléon gardait avec le soin le plus jaloux, et sur lequel se noue et se dénoue la légère intrigue de la pièce, désigne clairement comme le successeur du démagogue évincé le coquin qui le surpasse en effronterie. À peine la cité des oiseaux est-elle fondée dans les airs, qu’on y voit paraître, au même titre qu’un marchand de décrets et un sycophante, un collecteur d’oracles avec une prophétie de Bacis toute prête pour la circonstance. « Que n’en parlais-tu avant que je fondasse la ville ? lui demande-t-on. — La divinité enchaînait ma langue. » Ces traits contre la valeur des prédictions faites après coup, le charlatanisme des devins et la crédulité vaniteuse du peuple font, sans doute, honneur au bon sens d’Aristophane ; mais il en revient aussi quelque chose à un public tout disposé à s’en égayer.


II.

De ces différentes observations faudrait-il conclure qu’il régnait en Grèce une liberté absolue dans les questions religieuses ? Une pareille erreur n’est pas possible. Qui ne pense tout de suite à la mort de Socrate, le grand contemporain d’Aristophane, et qui ne se rappelle que l’impiété fut un des deux chefs d’accusation qui le firent condamner ? Dans cette condamnation, quelque part que l’on veuille faire à des ressentimens politiques contre le maître d’Alcibiade et de Critias ou à l’irritation des juges provoquée par l’attitude de l’accusé, il reste un fonds général de scrupules religieux tout prêts pour chaque circonstance propre à les éveiller. C’étaient eux qui, une vingtaine d’années auparavant, avaient fait chasser d’Athènes le sophiste Protagoras et brûler un de ses livres, qui, en remontant un peu plus haut, dictaient la sentence d’Anaxagore ;