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garder en tout une juste mesure. Sa foi était ardente, mais elle cherchait à être éclairée. Il se méfiait beaucoup des saints douteux, et ne se croyait pas obligé d’accepter sans examen les récits qu’on lui faisait (non temere adhibens incertis fidem). Avant de rendre un culte à un saint nouveau, il demandait des preuves, il recueillait les témoignages, il exigeait qu’on lui apportât des actes authentiques. On voulait un jour lui faire vénérer une tombe où l’on disait qu’un ancien martyr était enseveli ; mais, comme il conservait des doutes, il se mit en prière et demanda à Dieu de l’éclairer. Dieu permit que le mort sortît de sa tombe et vînt dire aux assistans son histoire. « Il raconta qu’il était un ancien brigand, que la justice l’avait puni pour ses crimes, qu’il n’avait rien de commun avec les martyrs, et que tandis qu’ils étaient récompensés dans le ciel, lui souffrait un juste châtiment dans les enfers. »

Saint Martin faisait beaucoup de miracles, mais ces miracles ne ressemblent pas à ceux des solitaires de la Thébaïde, qui ne servent de rien et ne profitent à personne ; les siens sont des miracles utiles. Il secourt des malheureux qui vont périr, il éloigne la grêle d’un pays qu’elle désole, il adoucit le cœur de grands personnages durs à leurs inférieurs. Il parcourt les campagnes, convertissant les derniers païens ; il expulse des temples les anciens dieux qui s’obstinent à y rester. Ces pauvres dieux sont devenus des démons qui, lorsqu’on les chasse de leur demeure, entrent dans le corps des possédés. Martin les traque, les injurie, les force à reconnaître eux-mêmes leur impuissance. « Il avait remarqué, nous dit Sulpice-Sévère, que Mercure lui donnait encore quelque peine à vaincre, mais Jupiter n’était plus qu’une franche bête, Jovem brutum atque hebetem esse dicebat. » Quelle fin pour les divinités d’Homère ! Au-dessus de toutes les vertus, Martin mettait la charité. La grande affaire pour lui c’était « de visiter ceux qui souffrent, de secourir les malheureux, de nourrir ceux qui ont faim, de vêtir ceux qui sont nus. « Il était doux et compatissant pour tout le monde. La légende rapporte qu’un jour qu’il disputait au diable les âmes de quelques-uns de ses moines qui avaient péché, le diable prétendit que, lorsqu’on avait commis certaines fautes, on lui appartenait sans retour ; Martin soutenait au contraire qu’on pouvait toujours compter sur la miséricorde divine : « Et toi-même, malheureux, disait-il au démon, si tu cessais d’attaquer les âmes faibles et si tu voulais te repentir, je suis sûr que tu obtiendrais le pardon du Christ ! » A plus forte raison ne voulait-il pas qu’on punît de mort les hérétiques. On connaît sa conduite dans l’affaire de Priscillien et de ses compagnons et les efforts courageux qu’il fit pour empêcher l’empereur Maxime de verser leur sang. « C’est bien assez, disait-il, qu’une sentence des évêques les retranche de l’église ; aller plus loin serait commettre un crime