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la flottille pourra être rangée au nombre des chemins de fer stratégiques.

Où l’étude de l’antiquité peut-elle entraîner un vieil écolier de troisième ? La puissance qui, à l’heure de paix où nous sommes, se mettrait à reconstruire la célèbre flottille de Boulogne courrait grand risque de la voir, comme sa devancière, pourrir inutile dans la Liane. Les anciens, il est vrai, improvisaient leurs flottes, les uns en trente, les autres en quarante-cinq jours ; ils y employaient tout au plus un hiver. Les Anglais n’ont-ils pas été à la veille de nous donner le même spectacle ? A la fin de la guerre de Crimée, ils faisaient sortir de leurs arsenaux une canonnière à vapeur par semaine. Peut-être feraient-ils mieux encore aujourd’hui. Il y a longtemps que je me suis permis de l’écrire : La marine n’est pas seulement de l’administration, elle est avant tout de la politique. On ne met pas une flotte sur les chantiers sans savoir préalablement ce qu’on en veut faire. Napoléon, César, Germanicus, Théodoric, Charles-Quint, avaient un but quand ils construisaient leurs flottilles. Nous, qui ne demandons que le respect de nos frontières et qui ne songeons qu’à ravitailler nos. colonies, nous n’avons, pour le moment du moins, aucune raison de les imiter. Peu importe ! ces questions rétrospectives ont toujours leur intérêt. Fussions-nous voués à une paix éternelle que nous ne verrions pas pour cela les soldats ou les matelots se détacher complètement de l’histoire. Où les questions de guerre, d’art militaire, d’armement, ont-elles été traitées avec plus de zèle, avec plus de compétence qu’en Suisse et en Belgique ? Je ne pense pas que ces deux puissances songeassent alors à sortir de leur neutralité. Les récits d’aventures n’en ont que plus de charme, quand on les lit les pieds sur ses chenets et la maison bien close. On ne les lit même jamais qu’à ces heures-là. Quand l’action nous emporte, nous ne nous soucions guère d’interroger le passé. Si la nécessité d’agir se présente à l’improviste, si l’événement que tout rendait improbable éclate, comme crève un haut-pendu, dans un ciel serein, il est trop tard pour ouvrir ses livres et pour se demander comment, en pareil cas, auraient opéré les ancêtres. Il y a quarante ans, aucun marin, — je puis le garantir, — n’eût eu la bizarre idée de s’occuper de Xerxès et de la bataille de Salamine. La marine à voiles différait tellement de la marine à rames ! Aujourd’hui le rapprochement paraîtra moins cherché. Nos vrais ancêtres ne sont plus les Tromp et les Ruyter, les Suffren et les Duguay-Trouin ; ce sont les Thémistocle et les Eurybiade.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.