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mer. L’hoplite de Lacédémone, pas plus que le légionnaire de Rome, n’en pouvait cependant être exempt. Il n’est pas impossible d’apprendre à ramer sur le sable, il faut s’embarquer pour acquérir le pied et le cœur marins. Négliger ce côté du problème, ce serait s’exposer à de graves mécomptes. L’armée d’Ulm et d’Austerlitz s’était-elle complètement amarinée pendant son séjour à Boulogne ? Je n’en jurerais pas. Les soldats de Germanicus, pendant la tempête, « troublaient les matelots, ou, les aidant à contre-temps, empêchaient la manœuvre, — officia prudentium miles pavidus et casuum maris ignarus corrumpebat. — » Quant à nous, par bonheur, si nous possédions jamais une flottille, nous aurions d’excellens légionnaires sous la main. On sait que je ne suis point partisan de la confusion établie entre des services très distincts, que les colonies et les troupes coloniales ne me semblent point à leur place dans le département de la flotte. Tant que cette infanterie a composé la garnison de nos vaisseaux, aussi longtemps que cette artillerie y a remplacé à elle seule les anciens canonniers bourgeois, une infanterie et une artillerie de marine avaient leur raison d’être. Aujourd’hui nous avons d’admirables troupes ; nous ne nous en servons pas. C’est dans les colonies lointaines, devant Sébastopol ou sur les ruines fumantes de Bazeilles, qu’on les rencontre. Là elles honorent le drapeau, font rejaillir jusqu’à nous l’éclat de leur héroïsme. Ce n’est pas assez pour que je consente à laisser altérer par ces complications la simplicité de rouages que je me suis plus d’une fois permis de rêver pour notre grande machine maritime. J’abjurerais au contraire toute pensée de divorce, le jour où, à côté de la flotte, il devrait y avoir une flottille, et, — conséquence naturelle, — une armée de mer. Cette armée en effet serait toute trouvée. En pourrait-on imaginer une meilleure ?

La flotte de transport qui n’est pas en même temps une flottille de débarquement ne me présage pas des opérations bien importantes, du moins dans les guerres européennes. Elle peut, par le plus grand des hasards, rencontrer sur sa route une baie de Kamiesh ; elle a plus de chances encore d’aller aboutir à La Corogne ou à Walcheren. Il n’y a qu’une flottille qui puisse traverser à coup sûr un détroit ou tourner des frontières jugées inexpugnables, parce que cette flottille n’a pas besoin de port. Les plages lui en tiennent lieu. C’est sur une flottille et non pas sur une flotte qu’on peut se flatter de tout emporter avec soi, qu’on peut jeter ses troupes sur un point, les rembarquer brusquement et les aller verser sur un autre. Grant a mieux aimé arriver de combat en combat sous les murs de Richmond, se frayer un dur et long chemin dans le sang, que d’aller débarquer, comme Mac-Clellan, sur les rives de la Chesapeake. Une armée mise à terre, quand le débarquement n’est pas