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étendue immense les montagnes et les plaines, les forêts, les villes et les hameaux ; pendant la durée de quelques secondes à peine, chaque détail du paysage apparaît distinct en son lieu, puis la nuit reprend tout. Ainsi mon passé m’apparut soudain. Je revis mon beau et vert pays de Périgord, et Mussidan où j’étais né, si gentiment assis entre ses deux rivières, tout embaumé de l’odeur des jardins, et les petits camarades avec qui je jouais enfant. Je me revis moi-même jeune soldat, engagé aux zouaves, bientôt partant pour la Crimée, blessé dans les tranchées, prenant part un des premiers à l’assaut du Petit-Redan, décoré ! Je me revis plus tard en Afrique, entré aux chasseurs à pied et faisant parler la poudre avec les Arabes ; puis en dernier lieu rendant mes galons de sous-officier pour faire partie de la nouvelle expédition et visiter cette terre du Mexique où j’allais laisser mes os.

En effet, l’issue pour nous n’était plus douteuse. Acculés dans notre coin comme des sangliers dans leur bauge, nous étions prêts pour le coup de grâce. De moment en moment un de nous tombait, Bartholotto d’abord, puis Léonard.

Je me trouvais entre le sergent Morzicki, placé à ma gauche, et le sous-lieutenant Maudet à ma droite. Tout à coup Morzicki reçut à la tempe une balle partie du coin de la brèche ; son corps s’inclina et sa tête inerte vint s’appuyer sur mon épaule. Je me retournai et le vis face à face, la bouche et les yeux grands ouverts :

— Morzicki est mort, dis-je au lieutenant.

— Bah ! fit celui-ci froidement, un de plus ; ce sera bientôt notre tour, et il continua de tirer.

Je saisis à bras-le-corps le cadavre de Morzicki, je l’adossai à la muraille et retournai vivement ses poches pour voir s’il lui restait encore des cartouches. ; il en avait deux, je les pris.

Nous n’étions plus que cinq : le sous-lieutenant Maudet, un Prussien nommé Wensel, Cattau, Constantin, tous les trois fusiliers, et moi. Pourtant nous tenions toujours l’ennemi en respect ; mais notre résistance tirait à sa fin, les cartouches allaient s’épuisant. Quelques coups encore, il ne nous en resta qu’une à chacun ; il était six heures environ, et nous combattions depuis le matin. — Armez vos fusils, dit le lieutenant : vous ferez feu au commandement ; puis nous chargerons à la baïonnette, vous me suivrez.

Tout se passa comme il l’avait dit.

Les Mexicains avançaient ne nous voyant plus tirer ; la cour en était pleine. Il y eut alors un grand silence autour de nous ; le moment était solennel : les blessés mêmes s’étaient tu ; dans notre réduit nous ne bougions plus, nous attendions.

— Joue ! feu ! — dit le lieutenant ; nous lâchâmes nos cinq coups de fusil, et, lui en tête, nous bondîmes en avant baïonnette au canon.