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Nous cependant, de notre coin, nous enfilions le mur en longueur ; tous ceux qui se montraient dans cette direction faisaient aussitôt demi-tour ; en moins de dix minutes, il y eut là plus de vingt cadavres en monceau qui obstruaient le passage et arrêtaient l’élan des nouveaux venus.

Par malheur, vers le même temps, l’entrée de> l’ancienne brèche était forcée ; 4 hommes s’y défendaient encore, Kuwasseg, Gorski, Pinzinger et Magnin ; mais tandis qu’ils repoussent les assaillans du dehors, franchissant portes et fenêtres, les Mexicains par derrière envahissent la cour : nos camarades sont contraints de faire face à cette attaque imprévue qui les prend à revers ; en vain veulent-ils résister à l’arme blanche, ils sont à leur tour désarmés et pris.

Sous le hangar, nous tenions toujours ; la poitrine haletante, les doigts crispés, sans répit chargeant notre carabine, puis l’armant d’un geste inconscient et fébrile, nous réservions toute notre attention pour viser. Chacun de nos coups faisait un trou dans leurs rangs, mais pour un de tué, dix se présentaient.

La porte naguère défendue par Berg, l’entrée ouverte dans le mur d’enceinte, les fenêtres et la porte de l’hacienda vomissaient à flots les assaillans, et se traînant sur les genoux, dissimulés derrière le petit mur du hangar détruit qui à cet endroit avançait dans la cour, d’autres adversaires nous arrivaient continuellement par l’ancienne brèche.

Il faisait grand jour encore ; dans le ciel d’un bleu cru, sans nuages, brillait le soleil aussi ardent, aussi implacable qu’en plein midi, et ses rayons à peine inclinés, comme s’acharnant après nous, fouillaient tous les coins de la cour. Plusieurs des blessés, frappés d’insolation et en proie au délire, ne pouvaient plus retenir leurs plaintes et demandaient à boire d’une voix déchirante ; les mains contractées, les yeux injectés et saillans, les malheureux se tordaient dans les angoisses dernières de l’agonie et de leur tête nue battaient lourdement le sol desséché.

Depuis le matin, je n’avais rien perdu, fût-ce un seul moment, de mon sang-froid, ni de ma présence d’esprit ; tout à coup je pensai que j’allai mourir.

Souvent j’avais entendu dire que, dans un péril extrême, l’homme revoit passer en un instant, par les yeux de l’esprit, tous les actes de sa vie entière. Pour ma part, et bien qu’ayant fait la guerre, je me fusse trouvé parfois dans des circonstances assez difficiles, jamais je n’avais rien observé de semblable. Cette fois il devait en être autrement. Ce fut comme un de ces éclairs rapides qui par les chaudes nuits des tropiques, précurseurs de l’orage, déchirent subitement la nue et, courant d’un pôle à l’autre, illuminent sur une