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s’en étaient allées avec les mulets ; nos bidons étaient à sec, car en arrivant à Palo-Verde, nous les avions vidés dans les gamelles qu’il fallut renverser ensuite, et, grâce à notre retraite précipitée, nous n’avions pas eu le temps de les remplir de nouveau ; enfin, dans le ravin, nous n’avions pu trouver d’eau. Seul, au départ, l’ordonnance du capitaine portait en réserve dans sa musette une bouteille de vin que M. Danjou lui-même, au moment d’organiser la résistance, avait distribuée entre les hommes. A peine y en avait-il quelques gouttes pour chacun, qu’il nous versa et que nous bûmes dans le creux de la main.

Aussi la soif nous étreignait à la gorge et ajoutait encore aux horreurs de notre situation : une écume blanche nous montait aux coins de la bouche et s’y coagulait ; nos lèvres étaient sèches comme du cuir, notre langue tuméfiée avait peine à se mouvoir, un souffle haletant, continu, nous secouait la poitrine ; nos tempes battaient à se rompre, et notre pauvre tête s’égarait ; de telles souffrances étaient intolérables. Ceux-là seuls peuvent me comprendre qui ont vécu sous ce climat malsain et qui connaissent par expérience le prix d’un verre, d’une goutte d’eau.

J’ai vu des blessés se traîner à plat-ventre, et, pour apaiser la fièvre qui les dévorait, la tête en avant, lécher les mares de sang déjà caillé qui couvraient le sol. J’en ai vu d’autres, fous de douleur, se pencher sur leurs blessures et aspirer avidement le sang qui sortait à flots de leur corps déchiré. Plus forte que toutes les répugnances, que tous les dégoûts, la soif était là qui nous pressait… et puis on avait juré… le devoir ! .. Nous en vînmes nous-mêmes à boire notre urine.

A la vérité, ce n’était guère le temps de nous apitoyer sur nous-mêmes ou sur les souffrances de nos camarades. Il fallait avoir l’œil tourné vers tous les points à la fois : à droite, à gauche, en avant, vers les fenêtres du bâtiment, vers les brèches de la cour, car partout on voyait briller les canons de fusil et de partout venait la mort. Les balles, plus drues que grêle, s’abattaient sur le hangar, ricochaient contre les murs, faisaient voler autour de nous les éclats de pierre et les débris de bois. Parfois un de nous tombait, alors le voisin se baissait pour fouiller ses poches et prendre les cartouches qu’il avait laissées.

D’espoir, il n’en restait plus ; personne cependant ne parlait de se rendre. Le porte-drapeau Maudet, un vaillant lui aussi, avait remplacé Vilain ; un fusil à la main, il combattait avec nous sous le hangar, car déjà les progrès ides ennemis ne permettaient plus de traverser la cour et de communiquer des ordres aux différens postes. Au fait, il n’en était pas besoin ; la consigne était bien connue de tous : tenir jusqu’au bout, jusqu’à la mort.