Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Russie devra s’estimer heureuse si elle n’est pas encore distancée par ces Bulgares sans lois, sans traditions, sans organisation ni vie nationale, par ce peuple encore embryonnaire qu’elle prétend initier à la vie civile.

La Russie est ainsi faite qu’il lui est plus facile d’ouvrir aux autres les portes de la liberté que d’en franchir elle-même le seuil. Faut-il le regretter ? Oui, certes, pour la civilisation, pour le progrès de l’Europe et de l’Asie ; mais, si quelqu’un a le droit de le déplorer, ce ne sont pas ceux qui, aux bords de la Tamise, du Danube ou de la Seine, redoutent l’excessive expansion et le trop grand rayonnement de la puissance russe. Avec son immense territoire, avec la grandeur et la fécondité de sa population, avec tous ses moyens d’influence sur les petits peuples d’Orient qui lui sont rattachés par l’origine, la religion, la langue ou les mœurs, la Russie est privée du plus noble ascendant qui puisse subjuguer ou charmer les peuples modernes. Elle n’a point de modèle politique, point de libres institutions à présenter à l’admiration ou à l’imitation de ses protégés ; elle ne peut les soumettre à la plus dangereuse des fascinations, à la plus enchanteresse des séductions, celle des institutions et de la liberté. À ce grand empire, il manque l’aimant aujourd’hui le plus puissant, l’aimant qui en 1860, par exemple, attirait soudainement au Piémont de Victor-Emmanuel tous les petits états italiens. Aussi la Russie est-elle loin d’exercer sur les chrétiens, sur les Slaves même d’Orient, l’espèce d’attraction magnétique qu’on lui prête parfois. La Russie a les sympathies des Slaves du Balkan, et elle y a droit par ses efforts et ses sacrifices en leur faveur ; mais ces sympathies des Bulgares, des Serbes, des Monténégrins ne lui sont acquises qu’autant qu’ils voient en elle un rempart contre une domination détestée et le seul espoir ou la seule garantie de leur indépendance[1].

De ce qu’elle ne peut offrir à ses cliens du Balkan les séductions du self-government et le modèle des libertés civiles, s’ensuit-il que la Russie y ait renoncé pour elle-même, qu’elle s’en reconnaisse incapable, qu’elle n’ait rien fait pour s’en rendre digne ? Non, certes, toute son histoire, depuis Pierre te Grand et Catherine II, tout le règne actuel surtout, a été une lente et consciencieuse préparation à des destinées nouvelles que tous pressentent, sans que personne encore en puisse marquer l’heure. La Russie n’a pas de libertés politiques. Le tsar n’a point, comme le sultan, octroyé un beau jour à ses sujets un parlement et une constitution

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1876, l’étude sur les Réformes de la Turquie, la politique russe et le panslavisme.