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en parallèle nos jurisconsultes et notre jury avec les mollahs et les cadis turcs, nos métropolites et notre clergé chrétien avec les ulémas et les derviches musulmans, nos universités et nos étudians avec les mektebs et les softas de Stamboul, nos soldats et nos Cosaques avec les rédifs et les bachi-bozouks qui massacrent les prisonniers et coupent en morceaux les blessés ? »

Dans tout rapprochement de ce genre, il entre en effet beaucoup d’ignorance et encore plus de parti pris et de paradoxe. Entre deux pays aussi différens, de semblables comparaisons ne sauraient rien prouver. Il serait injuste pour l’un comme pour l’autre de prétendre leur appliquer la même mesure. Si l’on s’obstine à les mettre tous deux en parallèle, l’on ne peut contester que le plus capable de civilisation et le plus capable de liberté soit celui des deux états qui par les origines, par l’histoire, par la religion, par les lettres et les sciences, par tous les élémens de la culture en un mot, se rapproche le plus des pays où la civilisation et la liberté ont le moins de peine à fleurir. Malgré sa puissante individualité, malgré d’anciennes et nombreuses divergences, la Russie est trop semblable à l’Europe occidentale, trop européenne, pour que tôt ou tard elle ne soit pas entièrement gagnée à l’esprit libéral de l’Europe moderne ; mais chez elle La liberté politique, déjà si difficile à asseoir en d’autres grands états, rencontre dans l’étendue et dans la structure intérieure de l’empire, dans les traditions du gouvernement, dans la centralisation administrative, dans l’ignorance populaire enfin, de multiples et singuliers obstacles. En Russie plus qu’ailleurs, la liberté ne saurait être que la dernière et plus laborieuse conquête d’un âge de rénovation.

Le self-government, l’autonomie, qu’elle revendique pour ses protégés du Balkan, la Russie ne les leur peut procurer qu’en les laissant en dehors des états du tsar, car sur son vaste territoire il n’y a place encore ni pour la liberté du citoyen., ni pour l’autonomie de la tribu ou de la nationalité. Ces biens qu’elle prétend apporter à autrui, il lui est malaisé de s’en emparer pour elle-même. Dans cette noble carrière de la liberté, la Russie est destinée à se voir devancer par des états qu’assurément l’on ne saurait mettre au-dessus dîme, par ces petits peuples d’Orient que l’on s’est trop habitué à regardé : comme ses auxiliaires ou ses vassaux. La plupart de ces minces états, nés d’hier et encore enfans, Roumanie, Grèce, Serbie, ont dépassé leur orgueilleuse patronne dans la liberté politique, et cela non qu’ils fussent plus civilisés ou mieux doués, mais parce qu’ils étaient plus compactes, plus homogènes, parce qu’ils étaient plus petits et que pour eux la voie était semée de moins de périls, ou les chutes moins dangereuses. Sur cette route,