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eux-mêmes, ou la liberté et l’autonomie politiques doivent-elles être, aux mains d’un état absolutiste, un article d’exportation et l’objet de transactions aussi lucratives qu’immorales ? » L’administration intérieure de la Russie a ainsi singulièrement desservi sa diplomatie, l’une a tué l’autorité de l’autre. La Vistule a fait tort au Danube, et la Pologne a démenti la Bulgarie. Toutes les inspirations du gouvernement de Saint-Pétersbourg sont devenues suspectes, son libéralisme diplomatique a été regardé comme un masque, et le généreux et sincère enthousiasme de la nation russe en faveur de ses frères du Balkan a fait à la plupart des spectateurs l’effet d’une menteuse et hypocrite comédie[1].

L’Europe s’est peut-être trop étonnée, trop scandalisée, du contraste entre les paroles et les actes, entre les maximes et les procédés d’un gouvernement dont l’étranger ne mesure pas assez les difficultés. L’Europe a vu de la fourberie, a vu du cynisme, là où en réalité il y avait plus de naïveté et d’impuissance que de mauvaise foi. La Russie, de son côté, n’a été ni assez habile ni assez hardie pour effacer ou atténuer à temps chez elle les marques apparentes de son inconséquence. Au lieu d’enlever à ses adversaires du dehors les armes que leur fournissait telle ou telle des provinces soumises au sceptre du tsar, au lieu de s’attacher par quelques mesures de réparation à mériter les sympathies de tous, la Russie s’est plainte de l’injustice et des préjugés de l’Occident, sans s’apercevoir qu’elle-même avait la première encouragé ces injustices et ces préventions.

Tandis que, attentive aux défauts du régime russe, l’opinion européenne en devenait parfois indulgente à l’excès pour les vices du régime ottoman, les Russes, les regards fixés au-delà du Danube, s’étonnaient et se scandalisaient à leur tour des tiédeurs ou des antipathies de l’Occident. Ils s’indignaient d’entendre si souvent rapprocher et confondre dans un même dédain l’empire, encore jeune et comme adolescent, de Pierre le Grand et de Catherine et l’empire vieilli d’Abdul-Medjid et d’Abdul-Azis, d’entendre comparer, et non toujours à leur avantage, l’ordre régulier de la Russie, de son administration, de sa justice, de ses finances, au désordre permanent d’un état en banqueroute et d’une monarchie orientale en décadence. « Eh quoi ! disaient les Russes, peut-on sans ignorance ou sans mauvaise foi préférer la Sublime-Porte et le sérail à la cour du Palais-d’Hiver, les héritiers de Mahmoud à ceux de Catherine II, les pachas au fez rouge à nos gouverneurs, dont l’esprit et la culture sont aussi européens que l’uniforme ? Peut-on sans moquerie mettre

  1. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 février 1876, l’étude ayant pour titre : la Liberté en Russie.