Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les forces que les événemens avaient remises entre leurs mains. De ce beau programme, qui devait être l’âme de la restauration, il ne reste plus une ligne. Le droit monarchique désormais, c’est le droit de la fraude et de la force. Les vrais chefs du parti conservateur libéral, le duc de Richelieu comme le comte de Serre, M. Lainé comme M. de Martignac, sont tombés sous l’outrage, et les hommes qui se disent les gardiens du droit en sont venus à rappeler les plus mauvais jours de la révolution. Les journaux royalistes parlent comme les forcenés de 93, les ministres du roi vont agir comme les terroristes du 18 fructidor.

Eh bien ! il y a quelque chose de pire encore. Esprit de modération, d’apaisement, de libéralisme, droit constitutionnel, contrat royal et national, toutes ces choses si belles, si noblement représentées à la tribune, sont détruites. Grand désastre assurément, mais ce n’est pas le dernier. Voulez-vous voir la ruine la plus effrayante, considérez ce que les conservateurs aveugles, c’est-à-dire les destructeurs inconsciens, ont fait de la religion. Je sais un gré infini à M. Thureau-Dangin d’avoir loyalement retracé cette partie de son sujet. Le chapitre sur Lamennais lui fait le plus grand honneur. Un tacticien moins soucieux de la vérité eût trouvé le moyen de rejeter ces choses dans l’ombre ; lui, en homme de foi, il tient à dire tout le mal que les ultras de la restauration ont fait à la tradition des idées religieuses. Il y tient d’autant plus que le chef de ces ultras est passé brusquement d’un pôle à l’autre pôle, et que les violences révolutionnaires de la seconde partie de sa vie ont trop fait oublier les violences théocratiques de la première. Que représente aujourd’hui ce nom de Lamennais ? Le souvenir d’une fureur morne et sombre au service de la révolution politique et sociale. Qu’a-t-il représenté de 1818 à 1830 ? Une fureur éclatante au service de la théocratie. Ce qu’il y a de plus douloureux et de plus sinistre en cette affaire, c’est que ce tribun de la théocratie, secoué, meurtri, brisé par la lutte, ce tribun, obligé de se frapper lui-même à mort et de jeter sa cendre à tous les vents, est resté le grand docteur de l’église, un vrai magister sententiarum. Combien de décisions récentes qui relèvent de son esprit ! Combien de familles chrétiennes, combien de prêtres respectés, qui, tout en prononçant avec horreur le nom de Lamennais, suivent docilement, sans le savoir, la direction d’idées ouverte par l’ardent théocrate ! M. Thureau-Dangin ne craint pas de dire que cet esprit de Lamennais, non-seulement n’a pas disparu avec la restauration, mais s’est développé après elle. Et quelle est donc la théorie du tribun, cette théorie que la chute de la restauration n’a pas renversée, qui s’est développée au contraire et a faussé tant d’intelligences ? Citons ici une belle et vigoureuse page de M. Thureau-Dangin :