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maîtrises, de réglementer à leur façon l’industrie, la bourse, le commerce, de supprimer le mariage civil et le droit de libre établissement, de rendre ses antiques prérogatives à l’orthodoxie évangélique, d’emmaillotter et d’emmitrer la société moderne ; le maillot et la mitre du summus episcopus, voilà le salut. Chacun d’eux a sa marotte, et ils font tous en ce moment beaucoup de rêves, beaucoup de gestes et beaucoup de bruit. On voit au salon de cette année un tableau curieux, qui représente un agneau mort, gisant dans la neige. Sa mère la brebis le protège de ses quatre pattes, et, la tête levée, elle bêle lamentablement pour appeler le berger au secours de son inconsolable détresse. Tout autour sont rangés en cercle une centaine de corbeaux, qui n’osent encore approcher, la brebis les intimide ; ils attendent qu’elle soit partie ou qu’elle ait succombé à sa douleur ; mais déjà ils contemplent avec bonheur leur proie, qui ne peut leur échapper, et ils aiguisent leur bec. Ce tableau est une image assez fidèle de ce qui se passe aujourd’hui en Prusse. L’agneau est mort, puisqu’on l’a dissous ; la presse libérale pousse près de ce cadavre de douloureux gémissemens, qui ressemblent au bêlement effaré d’une brebis ; les conservateurs de toute nuance s’imaginent qu’elle n’a plus qu’un souffle dévie, ils se régalent d’avance du festin qu’on leur prépare, ils aiguisent leur bec pour la grande curée des chimères. M. de Bismarck n’aurait garde de dire un mot qui pût les affliger, ce n’est pas à la veille des élections qu’on gourmande ses amis ou qu’on décourage aucune espérance ; mais il sait ce que valent et ce que pèsent leurs utopies, il sait que la bonne volonté ne suffit pas pour rétablir l’ancien régime dans un pays qui a pour voisins un empire constitutionnel, de petites royautés parlementaires et une grande république. M. de Bismarck a peu de goût pour les chevaliers de la table ronde et pour les burgraves de la chambre des seigneurs. Il a récemment coupé sa moustache et il laisse pousser sa barbe blanchie, mais il ne portera jamais perruque. Les revenans ne comptent pas ; dans la lutte qui va s’ouvrir en Allemagne, il n’y a de combattans sérieux que la monarchie césarienne et le régime parlementaire, entre eux est le débat. Non, quand par impossible M. Lasker et M. Bichter ne seraient réélus ni l’un ni l’autre, quand la brebis viendrait à mourir auprès de l’agneau, les corbeaux ne feront pas le copieux festin après lequel ils soupirent.

Les grands de la terre proposent, et Nobiling dispose. L’empereur Guillaume s’est vu dans la nécessité de déléguer temporairement le pouvoir à son héritier ; si le prince Frédéric-Guillaume ne règne pas encore, c’est du moins lui qui gouverne. Cet honneur doit lui peser. Il est dur d’arriver au pouvoir dans un moment de crise, et il est pénible pour un prince qui s’est acquis une réputation de libéralisme de préluder à son règne par une campagne contre les libéraux parmi