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est certain aussi que le fondateur de l’Internationale fut invité jadis à rédiger le bulletin financier du moniteur officiel de Prusse ; on l’avait assuré qu’on lui laisserait la pleine liberté de ses opinions et le droit de fixer ses honoraires. Ne savait-on pas déjà qu’il n’avait tenu qu’à M. Liebknecht de devenir l’un des rédacteurs ordinaires d’un très grand journal très officieux, dirigé alors par un ex-révolutionnaire de la plus belle eau ? Nous l’avons connu jadis, ce révolutionnaire, qui est mort depuis ; il parlait de Marat avec estime, de Babœuf avec enthousiasme. M. de Bismarck méprise trop les hommes pour attacher une grande importance à leurs opinions ; il lui suffit que les gens qu’il emploie ne soient pas des sots, qu’ils entrent dans sa pensée, qu’ils s’acquittent avec intelligence de la tâche pour laquelle il les paie. Dans ces temps heureux où tout lui réussissait, alors que la fortune était l’humble servante de son audace et qu’il n’avait qu’à ouvrir la main pour en faire sortir un événement, cet homme extraordinaire savait user de tous les moyens, se servir de tout le mon le. S’il a toujours détesté le parlementarisme, il n’a jamais eu de préjugés contre la révolution. Il estimait que les socialistes étaient des fous moins incurables et moins dangereux que les libéraux, et il savait gré à Lassalle des croupières que cet éloquent tribun taillait aux progressistes ; c’était un dogue de forte taille qu’il halait après eux. Nous ne lui en faisons point de reproche ; nous nous souvenons qu’il écrivait un jour au plus austère de ses amis : — « Ceux qui me traitent d’homme d’état sans conscience me font tort ; ils devraient d’abord essayer eux-mêmes leur conscience sur le champ de bataille des affaires. »

Éclairé par l’expérience, M. de Bismarck a conçu, paraît-il, de soudaines inquiétudes, et il dénonce à pleine voix le perd social. Aujourd’hui qu’il a dissous le Reichstag parce que le Reichstag refusait de comprendre la gravité de la situation, de s’associer à ses patriotiques perplexités et de prendre des mesures exceptionnelles contre le socialisme, que doit-il penser de la bénévole indulgence qu’il témoigna jadis à la commune, que sans doute il n’absolvait point, mais à laquelle il accordait généreusement le bénéfice des circonstances atténuantes ? S’il en avait le temps, si l’honnête et laborieux courtage dont il s’occupe lui laissait plus de loisirs, il devrait relire le fameux discours qu’il prononça le 2 mai 1871, à la seule fin d’établir que l’insurrection de la commune n’était pas absolument déraisonnable, qu’il croyait y découvrir « un noyau de raison. « Il affirmait que plusieurs des chefs de cette insurrection travaillaient tout simplement à doter la France d’une meilleure organisation municipale, à lui donner quelques-unes des libertés dont jouissent les Allemands. A la vérité il accordait qu’à ces communards, honnêtes et presque sages, étaient venus se joindre des repris de justice, des pillards, des gens de sac et de corde, une écume « qui