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dernière œuvre et manquèrent de lui porter coup. Après la Piscine de Bethsaida, la Mort du duc d’Enghien, Saint Bruno refusant les offrandes de Roger comte de Calabre, on savait de quoi notre artiste était capable en fait d’histoire. Mais on ignorait ce que deviendraient ses facultés de longue haleine, le jour où, au lieu de se déployer sur de larges surfaces, dans une mêlée touffue de personnages, elles seraient condamnées aux dimensions d’un petit cadre, à une tête unique qu’il faudrait serrer de près, à laquelle il faudrait imprimer à chaque touche la vie propre du modèle, la vie que chacun peut juger. Le Portrait de Marthe, le Portrait de M. F. F., malgré le charme du premier, la conscience du second, n’avaient pas convaincu le public des Champs-Elysées, les artistes principalement, fort difficiles à bon droit. Cette fois l’épreuve fut concluante : on parla de la précision si savante d’Holbein, du coloris si chaud de Titien ; la presse, devant ce profil mélancolique et fier, fut unanime à applaudir, et Jean-Paul Laurens, pour avoir marqué d’un trait définitif sa physionomie, compta une victoire de plus. Mais François de Borgia et le portrait de l’auteur né constituèrent pas, en 1376, toute l’exposition de notre peintre. Il donna en outre onze dessins qui sont autant de compositions très originales. Ces dessins, destinés à illustrer une édition nouvelle de l’Imitation de Jésus-Christ, par un parti pris étrange de l’artiste, résolu à choisir ses sujets en dehors du livre qu’il s’agit de faire valoir, forment une œuvre des plus remarquables.

Quand on est habitué à rendre la chair des vivans et des morts, que réaliser avec l’Imitation, cet élan mystique vers la patrie céleste, ce terrain fait de nuages où les pieds mortels enfoncent, où l’âme seule peut reposer son vol ? Laurens, troublé, enlevé par la lecture de certains chapitres admirables, un moment avait voulu, en un coin de sa cervelle, désormais uniquement ouverte aux choses qui sont de l’humanité, découvrir quelque noble et belle figure de la Foi, de la Chasteté, de la Religion, de l’Humilité. Hélas ! ces ombres lumineuses, entrevues dans un rêve, s’évanouissaient dès qu’il essayait de les serrer dans des lignes, de les arrêter dans une forme, de les animer d’une couleur. Le divin, à son grand ennui, lui demeurant intangible, il inclina vers l’humain, que ses doigts pouvaient saisir.

L’histoire ecclésiastique figurait toujours dans sa bibliothèque ; il a rouvrit et y moissonna à pleines mains. A propos d’un verset de l’Imitation sur « la science des choses divines, » il montra saint Thomas d’Aquin, le plus vaste génie de l’église, écrivant la Somme théologique dans sa modeste cellule de religieux ; à propos d’une ligne sur « l’ambition des hommes, » il s’attaqua à Brunon, évêque