Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

famine, guerre, — ravale l’homme au niveau de la brute, Jean-Paul Laurens a retiré de la foule de ces infirmes la figure de ce moribond et l’a en quelque manière exposée à part. Cet isolement où il confinait ce personnage capital lui a permis à la fois de produire un effet très dramatique au point de vue de l’idée qu’il tenait à exprimer, et, au point de vue de l’art, de traiter à fond le morceau. Le paralytique, qui, dans un suprême sursaut de sa machine, s’est hissé sur ses deux coudes, montre un torse rugueux, étudié dans ses moindres reliefs, dans l’affaissement maladif des muscles appauvris, avec cette ardeur tenace, patiente, que Zurbaran poussa jusqu’à la rage. La tête douloureuse, penchée en avant, est trouée de deux yeux inquiets, obstinément fixés sur l’eau qui guérit. — « Ah ! si quelqu’un m’aidait ! .. » — Le ventre creusé, les cuisses amaigries, les pieds aux bouffissures blafardes, les bras arc-boutés contre le sol et soutenant avec peine tout le poids du corps, où monte à travers le treillis des nerfs apparens comme des ficelles la rigidité cadavérique, ont été observés, fouillés, traduits, mais sans minutie, abondamment, grassement, puissamment.


XIX.

Cependant Jean-Paul Laurens, qui venait d’être l’objet de discussions retentissantes, ces orages qu’ont essuyés tous les grands talens, par une souplesse merveilleuse de son organisation, abandonna tout à coup tes sujets terribles jusqu’à l’épouvante où il s’était complu, et parut se rasséréner. Le salon de 1874 nous le montre en effet doux, affectueux, presque tendre avec le Cardinal, le Portrait de Marthe, Saint Bruno refusant les offrandes de Roger comte de Calabre.

Certainement ce cardinal tout rouge, s’enlevant sur le rouge avec des saillies hors du cadre qui lui donnent une étonnante intensité de vie, a l’aspect plus redoutable que rassurant, et sa tête dure est moins débonnaire que menaçante. Mais quel visage charmant, en dépit d’une vague expression de souffrance, que le portrait de Marthe ! Il y a là des touches d’une légèreté, d’une grâce, d’un velouté adorables, et si le Cardinal, par son âpreté sauvage, me rappelle ces rudes hommes d’église comme Caravage errant en peignit plus d’un chez les chevaliers de Malte, le Portrait de Marthe, par sa distinction sans apprêt, fait défiler devant mes yeux la troupe charmante des infantes de Vélasquez.

Toutefois l’œuvre principale de cette année fut le Saint Bruno, vaste toile destinée à une des églises de Paris.