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Avec la Piscine de Bethsaïda, exposée au salon de 1873, Jean-Paul Laurens revint à sa chère peinture religieuse, essayée à plusieurs reprises avec des chances si diverses. Mais cette fois c’était un renouvellement. Le peintre arrivait d’Italie, et en rapportait le sentiment de sa force. La vue des chefs-d’œuvre, qui diminue les rachitiques, les achève, agrandit au contraire les robustes en les révélant absolument à eux-mêmes. Dans cette œuvre tout à fait originale, on ne trouve plus ces figures encore un peu minces de Jésus guérissant un démoniaque, de Jésus chassé de la synagogue ; elles sont abandonnées comme ces faux amis qui nous ont trahis, que nous ne voulons plus revoir, et l’artiste, se dégageant pour jamais de la gaîne étroite de la tradition, fait en avant un bond démesuré.

Rien de mieux conçu, de plus largement exécuté que cette page sobre et ferme, d’un accent aussi mâle que fier. Autour de l’eau de la piscine, qu’un ange de tournure michelangesque agite doucement, grouillent vingt personnages dans les attitudes les plus pittoresques. Des fonds un peu noirs, rendus encore plus opaques par l’ombre qu’y projettent les grandes ailes déployées du messager divin, une multitude émerge en se pressant. Chacun, se souvenant que « le premier qui descend dans la piscine après le mouvement de l’eau est guéri, » pousse son voisin, le bouscule pour arriver. On lit sur ces têtes de malades, tourmentées, livides, l’effarement, l’angoisse, l’avidité bestiale de la vie. Quelques-uns de ces malheureux parviennent à se débrouiller de la tourbe, et touchent presque l’eau régénératrice. C’est pour ceux-là, sur qui tombe la lumière singulièrement obscure de ce lieu sinistre, que Jean-Paul Laurens, après avoir brossé d’élan les physionomies emmêlées des profondeurs, a réservé toutes les vigueurs, toutes les hardiesses de son pinceau.

Quoi de plus attendrissant que cette jeune mère serrant son nouveau-né sur son sein tari, au moment de le plonger dans la piscine ! Quoi de plus touchant que ce père soulevant dans ses bras son fils, que gagne la mort, pour l’approcher de l’onde sacrée ! Et le vieux paralytique couché à droite, au bord même du réservoir, où pourtant il ne lui sera pas permis de se baigner, son infirmité le clouant sur place et personne dans cette cohue étouffante ne songeant à lui ! L’infortuné, par des efforts surhumains, s’est traîné jusque-là, mais il lui faudrait quelque souplesse des membres à présent pour descendre. S’il bouge, il ne peut que faire une chute et se noyer. Il n’est pas de spectacle plus cruel que le spectacle de cette misère dédaignée, foulée aux pieds par les égoïsmes environnans. Afin de mieux indiquer cette épouvantable loi de la conservation individuelle qui, dans toutes les crises sociales, — peste,