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Quand, après ces douloureux mois d’exil, Jean-Paul Laurens rentra à Paris et voulut se remettre au travail, il hésita sur le sujet à entreprendre. Sa tête, avec toutes les têtes chez nous, ne rêvait que nouveaux combats ; il lui semblait impossible que quelque glorieuse revanche ne nous fût pas prochainement réservée. Non, non, la fortune ne pouvait avoir trahi notre pays à ce point. Sous le coup de ces rêves tragiques, à travers lesquels il entrevoyait la France guerrière plus grande, plus forte, plus puissante que jamais, d’une pointe hardie il crayonna plusieurs dessins qu’il jeta à la foule comme des notes de son patriotisme enflammé. Je vois encore une bataille de Reichshoffen, furieuse, terrible, avec des chevaux emportés, de lourds cuirassiers couchés à terre, des blessés héroïques, les uns se relevant sous la mitraille qui fauche les hommes ainsi que la grêle fait les épis et se précipitant à la lutte, les autres à bout de force, ayant perdu d’ailleurs la longue latte dans l’effroyable bagarre, montrant leurs poings crispés, leurs faces sanglantes à l’ennemi qui s’avance et les écrase avec la précision implacable d’une machine d’acier.

J’ai vu également l’Épée de Dieu, composition biblique sévère, d’une rare élévation. Jéhovah perce du glaive un monstre vomi de l’abîme qui ose lever jusqu’à lui sa tête hideuse d’oiseau de proie, hérissée des pointes d’une couronne royale. Le sang pleut à larges gouttes de toutes parts. Au bas de cette page vengeresse était tracé ce verset : « L’heure viendra, car il est écrit : Les justes luiront comme le soleil dans le royaume de mon père. Que celui qui a des oreilles pour ouïr, entende. » Mais ces nobles préoccupations de la patrie pliant sous des revers inconnus, entamée dans son unité sacrée, devaient engendrer bientôt des œuvres d’un caractère plus personnel à la fois et plus haut. D’après Laurens, le crime de la France égorgée sur les champs de bataille avait eu deux auteurs : l’empire, qui venait de déclarer la guerre sans avoir rien fait pour la préparer ; l’église, qui, nous ayant brouillés avec l’Italie, l’avait empêchée de voler à notre secours. C’est de cette double pensée, gonflée des irritations de la défaite, que naquirent et la Mort du duc d’Enghien et le Pape Formose, dont j’ai parlé à la première page de cette étude. Pour notre artiste exaspéré, la Mort du duc d’Enghien c’était l’empire rendu odieux à tous par la vue du guet-apens de Vincennes ; le Pape Formose et Étienne, c’était l’église étalée au grand jour avec ses atroces passions intestines, ses vengeances monstrueuses, ses luttes à huis clos où l’homme, quand il ne monte pas aux idéales puretés, aux divines douceurs de l’ange, descend à toutes les hontes, à tous les abaissemens, à toutes les cruautés de la bête. Le succès fut grand.