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désormais il devenait impossible de ne pas compter avec Jean-Paul Laurens. L’œuvre s’imposait non-seulement par le groupement habile des personnages, fort nombreux vers le fond, par la qualité du dessin, d’une merveilleuse précision de contour dans une foule où les têtes tendent à se confondre dès que les plans divers ne sont pas rigoureusement marqués, mais aussi par l’éclat très vibrant du ton, que le jeune artiste n’avait jamais su monter à ce point. O joie ! la couleur, cette fameuse couleur tant cherchée, parce qu’il n’est pas de peinture en dehors d’elle, la couleur était trouvée, on la tenait !

Le type du Christ, à la poursuite duquel nous avons vu Laurens s’acharner dans Moriar et dans Jésus guérissant un démoniaque, avait été découvert, lui aussi. Ce n’était plus cette figure pâle, ce front sans pensée, ces yeux bleus sans chaleur, presque sans vie, des tentatives premières. Cette fois l’artiste, s’arrachant aux théories de l’école, qui l’avaient un moment asservi, au lieu de s’obstiner à tourner ses regards du côté du ciel, qui ne répondait pas à ses interrogations répétées, les avait tournés du côté de la terre, et la terre lui avait répondu. Il s’était souvenu, au moment d’esquisser son principal personnage, d’avoir lu quelque part, peut-être dans l’Évangile, peut-être dans son bizarre Dictionnaire historique, peut-être dans saint Augustin, que a Jésus était le plus beau des enfans des hommes, » et, comme rien ici-bas ne saurait être plus divin que la beauté, en réalisant la beauté, mon ami avait réalisé Dieu. Jésus, repoussé de la tribune où il vient de proclamer des vérités éternelles, redresse la tête d’un mouvement altier et regarde la multitude soulevée qui le menace, avec des yeux à la fois fiers et doux. Toute son attitude de hautain mépris, tempéré par la bonté d’un Dieu que nul affront ne saurait atteindre, fait penser aux mots que lui prêtent les livres saints : « Misereor super turbam, j’ai pitié de la foule. » C’est pour les Juifs exaspérés que Laurens a réservé les vigueurs étonnantes de sa palette, riche désormais de la gamme complète des tons. Le personnage vu de profil qui, de son bras tendu, désigne le fils de l’artisan, filius fabri, à la fureur du peuple, est d’une allure superbe ; celui qui hurle derrière Jésus impassible et reporte involontairement le souvenir à la scène grotesque et sublime de la crucifixion de Callot a une incroyable intensité de vie ; quant à un troisième, qui lève le bâton sur l’homme-Dieu, il est, dans cette lutte sauvage, d’une décision qui fait frémir. Une seule figure me trouble devant cette toile déjà puissante, où plus d’une tête s’enlève avec un relief que l’artiste, plus mûr, ne dépasserait pas aujourd’hui, c’est la figure du grand-prêtre assis sur un banc près de la tribune, tenant sur ses genoux le livre de la loi. Pourquoi ce banc n’est-il pas vide ? Pourquoi faut-il que je rencontre