Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 28.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
XVI.

Après un séjour de trois mois dans le Midi, Laurens, un soir de novembre, surgit tout à coup au seuil de la maisonnette des Batignolles. Plus de découragement, santé physique et santé morale lui étaient revenues. Son pied avait touché le sol natal, et notre moribond s’était senti revivre. Ce fut une fête.

On parla peinture naturellement. Là-bas, tout en se livrant à de longues courses pour absorber le plus d’air et de soleil possible, il avait beaucoup réfléchi, pensé, étudié, jugé. — Son œuvre, jusqu’ici, n’était pas bonne, il ferait mieux désormais. Bien des sujets hantaient son esprit, les uns à peine entrevus, les autres arrêtés déjà en des lignes rigoureuses, définitives. — Il prit un crayon et, sur une page blanche, m’esquissa en quelques traits son projet de tableau pour le prochain salon : Jésus guérissant un démoniaque. Avec une complaisante confiance, il étala sous mes yeux d’autres ouvrages qui se dégageaient à peine de la première conception, mais qui prendraient forme peu à peu et qu’il réaliserait. Les idées, se détachant sous le souffle d’une espérance toute neuve après la maladie, tombaient sur moi nombreuses, pressées, comme en automne tombent les fruits d’un arbre secoué par le vent.

— Vous verrez ! me répétait-il, vous verrez !

Mais Laurens, qui, dans, le redressement de sa santé refaite, voyait la carrière unie et plane comme la main, reprenait à peine son élan pour s’y lancer à corps perdu, quand il fut contraint d’abandonner sur le chevalet Jésus guérissant un démoniaque ébauché, et de repartir incontinent pour Toulouse. Une dépêche lui apportait la triste nouvelle que Mme Villemsens était à toute extrémité, et qu’elle désirait le voir avant de mourir.

En diverses rencontres, dans ces momens heureux où l’amitié, violentant en quelque sorte notre âme, en fait couler librement tout ce qu’elle retenait enfoui, Laurens m’avait entretenu de la famille Villemsens. J’e savais la mort de son premier maître, survenue deux ans auparavant à la suite d’une attaque de paralysie ; je savais la maladie de celle qui, à Toulouse, avec une bonté admirable, s’était faite son institutrice attitrée. Ce que je n’ignorais pas non plus, c’était le sentiment tendre que mon ami, attaché à d’anciennes impressions, à d’anciens souvenirs bien chers, avait voué à Mlle Madeleine Villemsens. Des visites trop fréquentes au boulevard du Prince-Eugène, chez Mme Gauthier, une riche batteuse d’or du faubourg Saint-Antoine, parente des Villemsens, un certain type de vierge au profil allongé, aux grands yeux très purs et très doux,