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— C’est en visant sans trêve et sans repos à le produire qu’un jour il jaillira de vous en quelque sorte à votre insu. La loi sainte du travail apportant toujours sa récompense trouve sa justification en art surtout. Admettons d’ailleurs que le chef-d’œuvre dont mon amitié s’entête à vous croire capable ne sorte jamais de vos mains, qu’aurez-vous perdu à tendre obstinément vers lui ? Non-seulement cette poursuite où je vous convie, par le jeu perpétuel des facultés, redoublera la souplesse, la sûreté de votre main, mais vous sentirez jour à jour, en renouvelant votre essor vers des sommets peu accessibles, votre âme devenir plus vaste pour comprendre, plus ferme pour aborder l’exécution des desseins qu’elle-aura conçus. À cingler sans cesse vers le soleil, il ne peut y avoir que profit.

— Vous m’effrayez, mon ami : si j’allais succomber dans la lutte, car enfin il ne s’agit de rien moins pour moi que d’être un grand peintre ou de n’être point.

Être ou ne pas être, comme dit Hamlet, que vous aimez.

— Je tremble : le but que vous me montrez est si haut !

—Vous grandirez jusqu’à lui.

— Pourtant, si vous disiez vrai !

— Je dis vrai. Pensez donc à la force mystérieuse qui vous fit quitter vos parens, qui plus tard vous détacha des peintres décorateurs, qui vous rendit la misère de Toulouse supportable, qui vous permet encore maintenant, quand une maladie cruelle tente de vous abattre, de ne pas capituler. C’est sur elle que je compte pour vous aider à franchir les obstacles quelconques de votre voie. Si vous deviez être un artiste de peu, croyez-moi, vous n’auriez point éprouvé l’enthousiasme qui, de Fourquevaux, vous précipita tout enfant dans l’inconnu, et, au lieu de vivre à Paris dans les tourmens intellectuels où je vous vois, vous ensemenceriez ou moissonneriez avec les vôtres les plaines dévorantes du Lauraguais. Cet inconnu, qui ne sollicitait nul être à Fourquevaux, qui ne charmait que vous seul, est à mes yeux une preuve irrécusable de votre élection, et quand un homme est élu, il n’est donné à rien ni à personne de l’empêcher d’atteindre son niveau. La nature, qui fait les peintres comme elle fait les poètes, vous a choisi visiblement, et vous avez le droit de compter sur vous-même, car la nature ne se trompe pas.

Il me sauta au cou.

— Eh bien ? lui demandai-je.

— Eh bien ! je vous fais mes adieux, je pars. Le lendemain en effet il quittait Paris.