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XV.

Quand l’amitié intellectuelle existe à de certaines profondeurs entre deux hommes, il est bien rare que le cœur ne se mette pas de la partie. Désormais j’allais aussi souvent rue de Chabrol que Laurens venait souvent rue de Puteaux. Il s’était établi entre nous, par des causeries répétées, par ces épanchemens que ne savent pas retenir les natures sincères, des relations d’idées, de sentimens, qui nous rendaient nécessaires l’un à l’autre et nous faisaient une vie nouvelle pleine d’un charme pénétrant et doux. Quels entretiens interminables, et parfois aussi quelles discussions à propos du dernier livre, du dernier tableau ! Ah ! quelles heures délicieuses, où le sang échauffé par le travail se rafraîchissait, où le cerveau tournant comme une roue de feu dans la tête ralentissait son mouvement, où l’on pouvait rire enfin, après avoir mouillé de larmes peut-être la toile ou la page sur laquelle on avait été impuissant à rendre d’un trait décisif son idée.

Cependant, tout en sacrifiant quelques rares journées à des travaux inférieurs, garanties du pain quotidien, — il peignait des faïences, dessinait des objets de sainteté pour des vitraux, enlevait d’une pointe spirituelle une caricature pour le Philosophe, aidait Louis Duvaux à brosser un plafond, — Jean-Paul Laurens ne se départait pas une minute de la préoccupation du grand art. Afin de maintenir son esprit dans les hauteurs sereines où il se complaisait comme dans son élément naturel, il le nourrissait de saines et fortes lectures. Tandis que la main courait à la diable sur l’émail cru ou sur la pierre lithographique, son œil demeurait ouvert sur un livre. Aujourd’hui c’était la Bible qui le passionnait, demain c’était Eschyle, un autre jour Shakspeare.

Il avait déjà essayé un Hamlet, se promenant sur la plateforme d’Elseneur, obsédé de pensées orageuses, l’œil hagard, presque fou, et son âme, dévorée de la soif du beau, revenait sans cesse à cette grande œuvre du plus profond, du plus sublime des poètes, et s’y désaltérait abondamment. Que de croquis d’Ophélie coulant au fil de l’eau ! de Macbeth, ici acclamé par les sorcières, là sortant de la chambre du roi Duncan ! d’Othello levant le poignard sur Desdemone endormie ! Mais une scène à laquelle il s’obstinait, à laquelle il revenait toujours avec un nouvel acharnement, c’était la scène du cimetière, dans Hamlet. Hamlet, tenant un crâne à la main, sondant les secrets de la vie et de la mort, lui communiquait à la fois des tressaillemens d’admiration et d’épouvante. Certes, Eugène