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mépriser, à haïr. Il lui semblait qu’après avoir vécu avec le dieu pour l’exalter, il oserait aborder le monstre pour le flétrir.

Ses renseignemens pris à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Laurens tenta une Mort de Tibère qui figura au salon de 1864. L’œuvre a de la sévérité dans l’arrangement, de la force dans l’expression générale, elle se ressent de la concision de Tacite et de la sobriété de Montesquieu, relus à satiété, mais elle manque d’éclat. Deux personnages seulement : Tibère, couché, se débattant dans les dernières convulsions de l’agonie ; Caligula, penché sur le moribond et lui arrachant l’anneau impérial du doigt. Le geste d’avidité féroce par lequel Caligula tend sa griffe de fauve pour dépouiller l’empereur est très heureusement rendu, et on frissonne à la vue de la bête immonde de Caprée, livide, déjà raidie, mais respirant encore, forcée d’assister impassible à l’effroyable larcin qui livre le pouvoir suprême à son héritier.

Une partie de cette toile, d’une ordonnance parfaite, à laquelle il ne manqua pour s’imposer qu’une coloration plus montée, un peu moins de sécheresse dans le faire, partie qu’il faut louer sans réserve, c’est la draperie qui, pareille à un étroit suaire, enveloppe Tibère de la tête aux pieds. Jean-Paul Laurens, en maintes rencontres, nous a fait admirer depuis de quelle façon magistrale il entend la disposition de la draperie sur le corps humain. Je rappellerai en passant Hérodiade et sa fille, ouvrage médaillé au salon de 1867, où l’on trouve ces plis amples et superbes qui reportent involontairement l’esprit à ces arrangemens épiques où le grand Buonarotti se complaisait. Dans la Mort de Tibère, ce sont déjà les mêmes enroulemens très habiles de l’étoffe, la même souplesse du vêtement autour des membres dont l’anatomie doit transparaître toujours, les mêmes reliefs pleins d’éloquence et d’énergie ; mais l’œuvre, pour être restée dans des conditions trop académiques, pour n’avoir pas su se dégager du cadre étroit de la tradition, fut à peine aperçue. Blessé tout ensemble et enhardi par ces dédains, l’auteur, devinant les difficultés infinies de l’histoire, où tendait son organisation austère et grave, se jura à lui-même de poursuivre la voie choisie et de n’avoir de cesse que, par quelque succès éclatant, il n’y eût marqué son sillon.

Vers cette époque, notre artiste, en proie aux plus cruels soucis, s’éloigna des camarades avec lesquels il travaillait un peu bruyamment rue de l’Ouest et vint s’installer au sixième étage d’une maison de la rue de Chabrol. Bien que déjà, par une réserve excessive, réserve qui chez lui tenait autant de la timidité que d’une singulière hauteur de nature, il se fût préservé des relations vulgaires, qui volent le temps et n’ajoutent rien à l’âme, au moment de livrer la