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auraient développé les aptitudes qu’il tenait de la nature et dont il ne savait encore que montrer les germes, dénoncer, pour ainsi dire que les rudimens.

Mais en même temps que cette mention honorable sur vélin il recevait un autre papier, fort mince celui-là, qui lui coupa bras et jambes. L’odieux chiffon lui annonçait qu’il avait touché le dernier terme de la pension à lui servie par la ville de Toulouse, que désormais, pour vivre, il devait compter uniquement sur son travail.

Travailler pour vivre ! Allons, la nécessité, un moment clémente, le ressaisit à la gorge. Comme avec Antonio Buccaferrata, comme chez l’oncle Benoît, il entrevit la lutte, et fut épouvanté. Il avait peur surtout, à gagner le pain pour se nourrir, de perdre le sentiment élevé qu’il gardait de son art, de noyer un idéal entrevu et déjà amoureusement caressé en des préoccupations mesquines de rapidité d’exécution, d’abolir l’artiste en un mot et de créer l’homme de métier. Il sentit à un mouvement généreux de son être tout entier qu’il n’abdiquerait pas, qu’il subirait les dernières épreuves de la misère avant de livrer le plus mince tableautin, le plus léger croquis, au bas desquels il ne pourrait pas écrire dignement son nom. Puisqu’il venait de peindre la mort volontaire de Marcus Portius Caton, le cas échéant, il serait stoïque comme lui.

C’est dans ces dispositions tragiques que, bouquinant un jour le long des quais, vers lesquels le poussait une curiosité invincible, — la curiosité de savoir, — le hasard fit tomber sa main sur un livre ayant titre : Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Il prit plaisir à feuilleter ce vieux tome relié en basane, à la tranche rouge défraîchie. Rappelé à son enfance vagabonde, il crut tenir entre ses doigts le livre d’Heures romaines de sa mère, et son âme incontinent vola vers la petite patrie du Lauraguais.

Pourtant, tandis que, dédoublant son être, la moitié de lui-même visitait la terre natale, l’autre moitié lisait sur le quai Conti. Il se passa tout à coup une main sur le front comme pour y rappeler ses esprits absens, et poursuivit avec un redoublement d’efforts. Le chapitre étalé devant ses yeux était ce chapitre vengeur où Montesquieu marque au fer rouge la face hideuse de Tibère. Laurens, encore que dépourvu de culture littéraire, était remué jusqu’au fond des entrailles par cette prose brève, hautaine, où chaque mot recouvre une pensée. Le soc puissant du génie entrait en plein humus, et des fumées généreuses, pronostic de la magnifique moisson future, s’échappaient de toutes parts. Ayant étudié la grande figure de Caton, où il n’avait trouvé qu’à admirer, à aimer, il parut intéressant au jeune artiste d’étudier Tibère, où il ne trouvait déjà qu’à