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convaincus ; le père Beslay, toujours de bonne humeur, leur disait : — Vous êtes des routiniers ! — Lorsqu’on lui parlait de toutes les infamies froidement commises par les gens de la commune, il s’assombrissait ; il avouait que l’on avait été « trop loin, » mais ajoutait aussitôt : — On est venu les interrompre au milieu de l’élaboration, on ne leur a pas laissé le loisir de se constituer ; ah ! si nous avions eu le temps, nous aurions fondé la société modèle et tous les peuples,. frappés d’admiration, nous eussent imités. — O periculosa simplicitas !

Je viens de relire un projet intitulé : Réformes à réaliser, qu’il écrivit pendant son séjour à la Banque, après la chute de la commune ; à son insu, il a rédigé là un code de confiscation dont le premier article prescrit le remboursement de la dette publique. La fin justifie les moyens ; afin de dégrever l’état, on confisque les fortunes particulières, ou peu s’en faut ; l’état reprend sous une forme ce qu’il vient de restituer sous une autre, à peu près comme un propriétaire qui diminuerait 1,000 francs sur un loyer à la condition que le locataire lui servirait tous les six mois une rente de 500 francs. Le père Beslay était très fier de son projet ; il frappait avec conviction sur son papier en disant : — L’avenir économique de la France est là ! — C’est possible, lui répondait M. Marsaud avec son bon sourire dont la bienveillance ne dissimule pas toujours l’ironie, c’est possible ; mais je crois que nous ne sommes pas encore mûrs pour de tels progrès. — Et Charles Beslay reprenait son refrain : « Vous êtes tous des routiniers. » La fin de mai était passée et le mois de juin aussi ; les poursuites se ralentissaient, les grandes colères de la première heure s’apaisaient lentement ; le marquis de Plœuc avait tout préparé pour le départ de celui qu’il nommait en plaisantant son prisonnier ; il avait reçu du secrétaire de la présidence un passeport qui l’autorisait à sortir de France avec deux personnes non désignées ; ces deux personnes furent Charles Beslay et son fils, qui ne voulut céder à nul autre le droit de l’accompagner. En quittant la Banque, où il ne devait jamais reparaître, le père Beslay fut très ému ; il avait été profondément touché de l’hospitalité qui l’avait accueilli et gardé. Lorsqu’il dit adieu aux chefs de service avec lesquels il avait pris la très douce habitude d’aller causer, il avait les larmes aux yeux ; on le vit partir avec regret : il était aimé, car sa bonté ingénue inspirait cette sorte de commisération attendrie que l’on éprouve pour les « innocens. » Grâce à quelques précautions très bien prises par le marquis de Plœuc, les trois voyageurs arrivèrent en Suisse sans encombre. Beslay, malgré qu’il en eût, ne dissimula pas qu’il était satisfait d’avoir franchi la frontière. M. de Plœuc le conduisit lui-même jusqu’à l’asile qu’il s’était choisi,