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Raoul Rigault, n’avaient point été tués. Ce sont là des légendes dont la réalité ne laisse même pas subsister l’apparence, mais qui serviront peut-être plus tard à motiver d’étranges revendications. Il est possible que nous voyions apparaître un jour quelque faux Raoul Rigault, comme Hérodote nous raconte qu’il y eut un faux Smerdis. Quant à la très ferme attitude que Varlin a conservée non-seulement devant la mort, mais devant les malédictions des bandes immondes qui lui faisaient cortège, elle me semble très simple à expliquer. Bien des êtres que l’on croit faibles et qui le sont se redressent et trouvent en eux-mêmes une force d’extrême résistance lorsqu’ils sont placés en présence de l’inéluctable ; on dirait qu’ils empruntent au destin quelque chose de son impassibilité. Ceci fut-il le cas de Varlin, on peut le présumer ; mais, lorsque l’on connaît les illusions dont il s’était enivré, les efforts qu’il avait faits pour grouper tous les ouvriers dans une sorte d’affiliation générale dont le seul poids eût ébranlé les assises de la société française ; lorsque l’on sait dans quels rêves il vivait, on peut affirmer qu’il est mort résigné, car l’heure qui a précédé son supplice a mis à nu devant lui les épouvantables instincts de ceux qu’il se croyait appelé à régénérer. Pour lui, la foule c’était le peuple, et il comprenait trop tard, par une sorte d’illumination suprême, en voyant comment elle le malmenait, lui son bienfaiteur et son apôtre, qu’en la conviant, sans éducation préalable, à l’exercice de droits nouveaux, il n’avait fait qu’ouvrir un champ plus vaste aux convoitises brutales qu’aucun scrupule n’atténue. Il dut avoir là une impression horrible qui lui donna en une seule minute la pénible expérience des longues existences. Il comprit la lâcheté des foules qui haïssent naturellement les vaincus, car elles ne respectent que la force ; il devina que l’homme soustrait à l’action des lois redevient la bête féroce qu’il a été dans les temps préhistoriques ; il s’aperçut qu’il s’était trompé en demandant aux instincts ce qui n’est que le produit de la lente action de la morale et de l’instruction ; il se sentit humilié jusque dans les derniers replis de son âme par les traitemens que ses amis, — ses frères, — lui infligeaient ; pour échapper à cette vision qui lui révélait d’une façon foudroyante et insupportablement douloureuse une série de vérités élémentaires qu’il ne soupçonnait pas, il fut satisfait de mourir, et c’est pour cela qu’il est bien mort. Le parti qui réclame aujourd’hui Varlin comme l’un de ses martyrs, comme l’un de ses héros, peut être certain que ce malheureux l’a maudit avant de périr.

Il n’en fut point ainsi de Charles Beslay ; il n’eut point à faire, Dieu merci, une aussi cruelle expérience personnelle, et les illusions de sa sénilité survécurent à la défaite de l’insurrection qu’il avait