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le ministre d’Angleterre à Pékin, M. Wade, avait déclaré au Tsung-li-yamen qu’il faisait la rançon du meurtre de M. Margary[1].

Mais, il faut bien le reconnaître, la mauvaise volonté du pouvoir central n’est pas, en cette matière, le seul obstacle à renverser ; l’insuffisance des revenus du trésor et l’absence de direction centrale dans l’administration des finances publiques sont les difficultés fondamentales, qu’il faudrait préalablement vaincre avant de donner satisfaction aux étrangers. Les Chinois oseront-ils mettre un Européen à la tête de leurs finances comme il l’ont fait pour leurs douanes ? C’est peu probable, et cependant ce serait le seul moyen d’y mettre un peu d’ordre.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul changement à l’état existant que réclame le commerce européen. Outre certaines modifications au tarif, il insiste surtout sur les moyens d’accélérer et de resserrer les relations commerciales, sur la création de voies ferrées, de lignes télégraphiques et de services réguliers de navigation fluviale, enfin sur le droit pour les étrangers de s’établir dans l’intérieur du pays. Mais le gouvernement de Pékin ne se soucie nullement de fortifier des liens qui lui semblent des chaînes et de hâter le développement du commerce avant que les industries nationales soient en état de supporter la concurrence.

Paraître en voie de progrès aux yeux de l’Europe est le moindre des soucis et la dernière des préoccupations des Chinois. Nous sommes volontiers portés à les regarder comme des barbares obtus et pétrifiés, parce qu’ils n’admirent pas sans réserve tous les produits de cette civilisation dont nous sommes si fiers. Notre orgueil s’indigne, et notre rancune nous égare. Il faut en convenir ; leurs hommes d’état nous jugent froidement, nous, nos machines, nos engins, nos idées, nos besoins et tout l’attirail branlant et compliqué de notre existence européenne ; ils ne se trompent ni sur les mérites ni sur les misères de nos sociétés occidentales, ni sur le degré d’aptitude de leurs compatriotes à notre genre de vie moderne. Ils n’ont pas d’illusions sur nous et n’en ont guère sur eux-mêmes. Ils savent à quoi s’en tenir sur notre fausse grandeur comme sur leur force et leur faiblesse réelles. Chacun d’eux est doublé d’un philosophe aussi dédaigneux de l’opinion des barbares qu’il est peu friand de leur contact, et ne goûtant, de leur commerce forcé, que le profit positif qu’il en petit retirer. Malgré quarante ans l’intercourse, deux invasions, trois traités léonins, une prodigieuse décomposition et une caducité manifeste, la Chine s’appartient encore et a résolu de s’appartenir toujours en présence de l’Europe impatiente et impuissante.

  1. Le traité de Cho-fou, conclu à la suite de laborieuses négociations, a en effet supprimé les li-kin, en principe.