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rendu une ordonnance de non-lieu, et dans les deux cas la jeune fille retombe à la charge de l’administration. Que faire alors ? On lui offre invariablement de la faire entrer dans un refuge, et la réponse qu’elle fait à cette question est toujours consignée dans le dossier. Parfois on vient alors se heurter contre les répugnances de la famille. « Mettre ma nièce dans un couvent ! j’aimerais mieux lui brûler la cervelle de ma main, » s’écriait un ouvrier de Paris, qui cependant refusait de venir en aide à l’orpheline. Si la famille et la jeune fille acceptent et que les refuges de Paris soient pleins, on la dirigera, par l’intermédiaire de sœurs de Marie-Joseph, sur quelqu’un des refuges si nombreux que cet ordre possède en province, à Alençon, à Angers, à Sainte-Anne-d’Auray, ailleurs encore, et, en cas d’indigence des parens, on réquisitionnera son voyage par chemin de fer. Si rien n’est possible, ni le retour dans la famille, ni l’entrée au refuge, on va l’inscrire ? Pas toujours. Cela dépend de l’âge, de l’attitude, d’une foule de nuances, qu’il faut l’habitude et la pratique pour saisir. C’est ainsi qu’une insoumise cinq fois arrêtée, du mois de février 1877 au mois de mars 1878, condamnée une fois pour vagabondage, prévenue une fois de vol, soignée deux fois à l’infirmerie de Saint-Lazare et abandonnée par sa mère, n’a pas été inscrite, bien qu’elle demandât résolument son inscription. Elle n’avait pas quinze ans ! Une autre, âgée de seize ans, huit fois arrêtée en un an, soignée une fois à Saint-Lazare, traduite deux fois en justice, et acquittée (bien à tort !) pour vagabondage, n’est pas non plus inscrite, parce qu’au dernier moment sa mère la réclame. Par contre une autre, âgée de près de dix-sept ans, sera exceptionnellement inscrite, parce que quatre fois arrêtée, sans parens qui puissent s’en occuper, et s’étant sauvée d’un refuge où on l’avait non sans peine déterminée à entrer, elle sera revenue à Paris, annonçant l’intention de reprendre sa vie de débauche, et demandant pour la troisième fois son inscription. En ce cas, ce n’est pas le chef de bureau qui statue, il se borne à faire un rapport et une proposition qui passe sous les yeux du chef de division, M. Lecour, non moins connu dans le monde de la charité pour ses intéressans travaux que pour l’inépuisable patience de sa sagacité, et le préfet, dûment averti, statuera lui-même en dernier ressort. Voilà la réalité des faits, vue d’un cil attentif et impartial. Quant à la légende de la jeune fille inscrite par un chef de bureau sur les registres de la police malgré ses larmes et son repentir, j’en demande bien pardon aux rédacteurs des journaux qui mènent si vigoureusement la campagne contre la préfecture de police, pardon aussi aux personnes excellentes si malheureusement engagées dans cette entreprise, mais c’est là un argument auquel il faut absolument renoncer.