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où la présence de deux personnes proprement habillées jette une certaine contrainte, parce qu’on flaire aussitôt la rousse, pour comprendre toute la signification qui dans un rapport de police s’attache à ces trois mots : fréquente les bals. Dans une atmosphère chaude et lourde, épaissie par l’acre fumée de la pipe, retentit une musique tellement violente que les vitres et jusqu’au plancher en frémissent. Il faut cette grossière harmonie pour frapper ces oreilles épaisses, pour soulever ces corps alourdis. L’orchestre s’arrête à peine, et dans les rares momens de silence les verres qui s’entrechoquent et les bruyans éclats de rire font un vacarme que seule en effet la grosse caisse peut couvrir. Le vin coule à pleins bords dans des brocs, dans des saladiers d’étain ; mais les ivrognes sont immédiatement expulsés par le commissaire du bal, un hercule aux épaules carrées qui maintient l’ordre pour le compte du patron, et qui fait au besoin appel à l’assistance des gardes municipaux dont deux sont toujours de service, l’un à l’entrée et l’autre à l’intérieur. C’est là que se réunit et se retrouve l’écume de Paris et que la police de sûreté, opérant avec discrétion pour éviter le scandale, fait avertir par le patron un individu recherché depuis longtemps « qu’il y a quelqu’un qui l’attend en bas pour lui parler. » C’est là aussi que se donnent rendez-vous ces hommes les plus vils de tous qui poussent et maintiennent dans la débauche des femmes dont ils partagent les gains. Notre vieille langue française avait pour les distinguer une expression métaphorique pleine d’un énergique mépris ; la langue plus positive de la police les appelle (faut-il descendre jusqu’à les désigner par leur nom ?) des souteneurs. Généralement bien faits de leurs personnes, mis parfois avec une certaine élégance, la casquette ou même le chapeau sur l’oreille, ils présentent sur leur physionomie un type de bassesse, s’unissant à la méchanceté lâche, qui frappe trop les yeux pour qu’on puisse l’oublier. On rencontre ces hommes un peu partout dans ces bals, mais il y en a un en particulier où ils trônent et où ils ont leur jour. Ce bal, c’est le bal de la Reine-Blanche, qui est situé sur les pentes de Montmartre, et ce jour c’est le vendredi. Le vendredi est en effet le jour de congé des malheureuses qui habitent ces régions à juste titre mal famées, et qui vivent toute la semaine sous le joug commun d’une étroite et souvent tyrannique autorité. Elles en profitent pour venir le soir au bal de la Reine-Blanche couvertes d’ajustemens brillans dont souvent pas un fil ne leur appartient et dont on leur fait payer à un prix exorbitant la location. Elles y retrouvent les misérables qui représentent cependant dans leur triste vie la part du cœur et de l’amour désintéressé. Ceux-ci les attendent dans un endroit privilégié qu’on appelle la Corbeille (est-ce un souvenir de la bourse ?) où se rendent aussi ceux qui sont en quête d’une