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de même que pendant la guerre allemande ils avaient fermement cru que Paris ne capitulerait pas, de même ils croyaient que les bandes de chouans qui composaient l’armée de Versailles ne prévaudraient jamais contre eux. Ceux-là étaient des naïfs que l’eau-de-vie abrutissait et qui se figuraient que la série de leurs reculades constituait des mouvemens stratégiques. Mais pour les membres de la commune, pour la plupart des officiers, il n’en était pas ainsi ; ils comprenaient que la défaite était inévitable ; des circonstances fortuites la reculeraient peut-être, mais elle viendrait à coup sûr et serait terrible. Ils le savaient, comptaient les jours de grâce qui leur restaient à parader, et s’arrangèrent pour en profiter.

Il se produisit alors un fait très remarquable qui n’a pas été suffisamment signalé et qui explique la quantité de coupables, — de grands coupables, — dont on n’a pas retrouvé trace après la victoire de l’armée française. À partir du jour où le fort d’Issy tombe en notre pouvoir, où l’artillerie de marine tire en brèche, où les mouvemens d’approche s’accentuent, les arrestations se multiplient dans Paris. On arrête dans les rues, on fouille les maisons, on cerne des quartiers sous prétexte de faire la chasse aux réfractaires ; prétexte menteur ; on fait la chasse aux papiers d’identité. On vide les poches des personnes consignées, on y prend des cartes de visite, des passeports, des ports d’arme, des livrets d’ouvriers, des cartes d’électeur, de simples enveloppes de lettres portant une suscription ; ces papiers ne sont jamais rendus ; plus tard, ils ne seront pas inutiles à ceux qui s’en emparent, ils serviront à franchir les portes de Paris, à passer la frontière, à moins qu’ils n’aient servi à obtenir un passeport régulier sous le faux nom que l’on s’est attribué. C’était, on le voit, une simple précaution prise en cas de revers prévu. Le 20 mai, à Paris, tout le monde portait la barbe ; le 28, les gens barbus étaient devenus rares, et l’on fut surpris de la quantité prodigieuse de rasoirs que l’on trouva sur les cadavres des fédérés tués ou fusillés. Dans les jours qui précédèrent la rentrée des troupes, on fut étonné de voir presque tous les officiers et même beaucoup de simples gardes modifier leur uniforme en y ajoutant une grosse ceinture de laine bleue. Si l’on eût déroulé cette ceinture, on aurait vu qu’elle renfermait une cotte et une blouse de toile, qui devaient servir à changer de costume au moment de la débandade. Du haut de ma fenêtre, j’ai assisté à plus de trente déguisemens prestement opérés au milieu de la rue.

Quelques-uns des chefs de la commune, appartenant presque tous au parti hébertiste, ne se faisaient plus d’illusion sur le sort qui leur était réservé. Voulurent-ils se pourvoir d’argent afin de fuir avec plus de facilité ? voulurent-ils s’emparer tout de suite d’une très forte somme pour mieux activer la lutte ou terrifier Versailles