Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 27.djvu/838

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
832
REVUE DES DEUX MONDES.

peuple ait failli se noyer, la Banque semblait un îlot où ce qui restait de la civilisation naufragée s’était réfugié. Là, du moins, sur ce tout petit coin de terre, on savait encore ce que c’est que le droit, le respect de la loi et l’accomplissement du devoir. On avait fait autour de soi une sorte de cordon sanitaire ; on se gardait contre l’épidémie sociale et l’on sut se préserver.

Pendant que le personnel de la Banque enfermé dans Paris donnait ce grand exemple, M. Rouland, ayant, vaille que vaille, installé ses services à Versailles, réunissant autour de lui M. Mallet, M. Rothschild, quelques autres régens, et leur demandant conseil, s’associait, sans réserve, aux efforts du gouvernement et mettait la France en situation de reconquérir sa capitale. Dans les premiers temps de son séjour, il avait eu de nombreuses conversations et même plusieurs altercations avec M. Thiers, à qui il eût voulu persuader qu’il fallait se jeter hardiment dans Paris à la tête de quelques soldats, afin d’y former un noyau de résistance près duquel tous les honnêtes gens auraient pu venir se grouper. Il avait échoué ; il lui avait été impossible d’ébranler la conviction du chef de l’état, conviction profonde chez celui-ci et qui datait de loin, car, le 24 février 1848, il avait essayé de la faire partager à Louis-Philippe, auquel il avait donné le conseil de s’arrêter à Saint-Cloud pour reprendre, de haute lutte, Paris insurgé. Lorsque M. Rouland eut compris que tout espoir d’une action immédiate devait être abandonné, il travailla sans relâche à faciliter la tâche entreprise. Il fallait rapatrier nos soldats prisonniers en Allemagne, les armer, les habiller, les nourrir ; il fallait aller chercher dans nos ports militaires l’artillerie de gros calibre qui devait battre les murailles de l’insurrection, il fallait payer, quelquefois un peu à l’aventure, les chefs de la révolte qui offraient de se vendre. Pour mener rapidement à bonne fin toutes ces opérations qui convergeaient au même but, l’argent était nécessaire, et le gouvernement, ruiné par la guerre, rejeté hors de Paris, où il avait oublié sa bourse, n’en avait pas. À qui en demander ? À la Banque de France, à l’inépuisable Banque dont, fort heureusement, l’on avait le gouverneur sous la main. M. Rouland ne s’épargna pas. Quelques-unes de ses succursales de province étaient bien munies ; on s’en aperçut, et, pendant que la commune harcelait la Banque de Paris pour lui soutirer quelques billets de mille francs, la Banque de France donnait des millions au gouvernement de la légalité. Les troupes affluaient, prenaient corps, s’organisaient et la paie ne leur faisait point défaut. Lorsque M. Thiers avait besoin d’argent, il prévenait M. Rouland, celui-ci envoyait à qui de droit une dépêche télégraphique, et l’argent arrivait ; pendant la durée de la commune, 257,630,000 francs furent ainsi versés par la Banque au trésor, qui les employa à l’œuvre de délivrance.