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brilleront dans la diplomatie comme Villars dans la guerre ; mais c’est à la mort de Lionne qu’est le point d’arrêt de la politique nationale suivie d’une façon ininterrompue pendant plus d’un siècle. C’est alors que disparaît cette tradition constante qu’ont successivement observée Henri II, Henri IV, Richelieu, Mazarin et Lionne, artisans de la même œuvre, obéissant à la même pensée, continuateurs les uns des autres. Voilà la gloire impérissable de ce Lionne pour lequel la postérité s’est montrée d’une rare injustice. Celui que ses contemporains plaçaient si haut dans leur estime, celui dont Saint-Simon a dit qu’il a été u le plus grand ministre du règne de Louis XIV[1], » celui auquel Louis XIV lui-même a payé dans ses Mémoires un juste tribut d’éloges[2], a été presque toujours négligé par l’histoire. Étouffé entre Mazarin, Colbert, Louvois et Louis XIV, il est encore aujourd’hui considéré comme un commis ordinaire, comme un simple interprète de la pensée de son maître. Michelet ne prononce pas son nom, M. Dareste lui consacre cinq parcimonieuses lignes, et l’auteur d’une récente et volumineuse Histoire de Louis XIV se borne à le nommer[3]. Ce sont là d’étranges preuves de négligence dans ce siècle où la lumière a pénétré dans les recoins les plus obscurs de nos annales.

Si, pour achever de le faire connaître, nous étudions en lui l’homme, nous apercevons des qualités qui rarement se trouvent réunies. Le politique consommé, le diplomate au regard perçant et aux vues profondes devenait à la cour le plus poli, le plus délicat des courtisans, et à la ville le plus enjoué, le plus spirituel, le plus agréable des convives. Aux talens les plus éminens il joignait les dons les plus aimables. Ami des belles-lettres et les cultivant à ses heures, très versé dans la littérature comme dans la langue des principales nations, sa science n’avait rien de gourmé, et il la portait avec autant de légèreté et de grâce que le poids des affaires extérieures. Infatigable au plaisir comme au travail, il s’y livrait tout entier avec une ardeur égale, et, comme de sa vie il ne fit que deux parts, celle du plaisir et celle du travail et jamais celle du

  1. , Mémoires, t. IV, p. 69. Saint-Simon parle plusieurs fois de Lionne dans ses Mémoires, t. VI, p. 164, t. X, p. 70, et t. XI, p. 71, et il se sert toujours à son égard des expressions les plus louangeuses ; en outre, dans les annotations des Mémoires de Dangeau par Saint-Simon, nous trouvons ce jugement : « Lionne faisait tout lui-même avec une habileté et une supériorité sans égales; d’ailleurs sacrifiant sans ménagemens sa fortune, sa santé et jusqu’à sa paresse au jeu, à la bonne chère et aux autres plaisirs. »
  2. Mémoires de Louis XIV, t. II, p. 458. L’abbé de Choisy, dans ses Mémoires, (p. 574, édition Michaud), proclame aussi les mérites supérieurs de Lionne.
  3. M. Gaillardin, Histoire de Louis XIV en six volumes. Parmi tous les historiens de ce siècle, seul M. Mignet a mis Lionne à sa véritable place dans l’introduction aux Négociations relatives à la succession d’Espagne.