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la prospérité de Louis XIV qui avait intérêt à la mort de ce prince, ce furent les secondes que le ciel exauça. Le jeune infant mourut. Mais la reine d’Espagne était de nouveau enceinte. Pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre la mort de l’infant et l’accouchement de la reine, l’héritage de la monarchie espagnole penchait du côté de la France. Mais le 6 novembre 1661 la reine accoucha d’un fils, de telle sorte que la succession masculine paraissait de nouveau assurée. Elle l’était moins que jamais. L’existence qui venait de commencer ne devait être qu’une lutte incessante et douloureuse contre une mort semblant toujours imminente. Issu infirme d’un sang appauvri, ce malheureux enfant ne put se passer du sein de sa nourrice, ni parler, ni marcher avant l’âge de cinq ans. La sève habituelle de la jeunesse fut sans effet sur ce corps délabré avant d’avoir servi et épuisé dès l’âge de vingt ans. Devenu roi après la mort de Philippe IV, sous le nom de Charles II, ce prince, héritier d’une race dégénérée, ne put pas même être homme, et à l’état d’incapacité succéda pour la dynastie l’état d’impuissance physique. Épileptique[1] et à peu près dépourvu des facultés intellectuelles, il aggravait encore ses maux réels par des maux imaginaires et se croyait exposé à un maléfice sous l’action duquel il succombait. Sombre, farouche, fuyant la foule, se tenant relégué au fond de son palais et s’entourant de nains comme pour se dissimuler son infériorité physique, tantôt exténué par les souffrances, tantôt agité par des craintes superstitieuses, incapable de trouver des consolations dans la religion, dont il ne considérait en tremblant que les terrifiantes menaces, indifférent à ce qui intéressait ses états[2] et étranger à ce qui se passait dans sa cour, où chacun tour à tour était roi, excepté le roi lui-même[3], il fut sans conteste l’être le plus misérable de son vaste empire. Seules la connaissance de son état sans cesse désespéré et la perspective de son héritage attirèrent sur lui l’attention du monde. Cet arrière-petit-fils de Charles-Quint, qui par ses bulletins de victoire avait agité l’Europe, la tint en suspens durant trente-neuf années par les bulletins de sa santé !

Louis XIV, qui ne cessa d’agir en prévision de cette mort toujours prochaine, ne l’attendit pas cependant pour s’agrandir. Non-seulement

  1. « La maladie du roi est désignée par ses médecins sous le nom d’alfereza insensata, épilepsie stupide. » Lettre de l’envoyé anglais Stanhope du 29 juin 1698.
  2. Dépêches de l’archevêque d’Embrun à diverses dates. — Dépêche du marquis de Vauguyon du 30 septembre 1683. — Mémoires de Torcy, p. 526.
  3. Il fut successivement dominé par sa mère, par sa femme, par son confesseur et par son frère naturel don Juan. Son ignorance était sans pareille. Apprenant la prise de Mons, il s’attendrit sur le sort de l’empereur, qu’il croyait possesseur de cette place. Par une semblable méprise, il plaignit Guillaume III sur la prise de Namur, qu’il croyait appartenir à ce dernier.