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à M. Camille Rousset. D’où vient donc qu’il se montre si peu juste pour notre brillant et regretté collaborateur Paul de Molènes ? Vers le printemps de 1855, le siège de Sébastopol prenant de plus en plus des proportions gigantesques et devenant une bataille de tous les jours, le maréchal Vaillant avait désiré qu’il en fût tenu un journal où rien d’essentiel ne serait omis. Paul de Molènes, qui commandait un détachement de spahis auprès du général en chef, fut naturellement désigné pour cette tâche. Il se mit à l’œuvre, et ses premiers envois ne plurent pas au maréchal Vaillant[1]. Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve simplement que le général Canrobert, dans son goût très vif pour le sympathique talent de Paul de Molènes, s’était mépris sur le genre de travail que souhaitait le ministre de la guerre. S’il fallait une série de bulletins méthodiques, personne ne convenait moins à cette besogne que l’auteur des Soirées du Bordj ; mais aussi quelle verve ! quelle inspiration ! quel souffle de poésie guerrière ! Dans toutes ces pages écrites du bivouac, dans tous ces tableaux d’Afrique, de Crimée, d’Italie, comme on sent l’homme d’une vie nouvelle, l’homme d’insouciance et de plaisir retrempé au feu et accoutumé aux viriles méditations de la mort ! C’est bien le peintre de la garde mobile, l’auteur des Voyages et pensées militaires, qui faisait partie de l’état-major du général Canrobert et qui l’accompagnait sous le canon de l’Alma, de Balaklava, d’Inkermann, de Sébastopol, toujours prêt aux missions d’honneur et de péril. On aimait ce brillant jeune homme si brave, si spirituel, qui tenait aussi bien la plume du maître-écrivain que le sabre du spahi. Un de ses compagnons d’armes, M. Charles Bocher, en des lettres charmantes récemment publiées[2], lui a rendu témoignage avec une simplicité militaire qui en dit long. C’est le 4 août 1855. M. Charles Bocher annonce à ses correspondans que son chef, son héros, le général Canrobert, est rappelé en France. Grand sujet de tristesse, on le devine ; ce qui le rend plus vif encore, c’est le départ des hommes que le général emmène avec lui. L’un d’eux est M. de Cornély, son premier aide de camp, « le plus parfait officier d’état-major ; » l’autre est Paul de Molènes, « que je regrette beaucoup, — écrit M. Charles Bocher, — car nous nous entendions très bien pour tout et sur tout. » Et il ajoute avec conviction : « S’il écrit comme il sait le faire ce qu’il a vu, ce sera intéressant. »

  1. On a déjà eu l’occasion d’apprécier ici même, et à ce point de vue de la régénération morale, la vie et les œuvres de Paul de Molènes. — Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1857, l’étude intitulée : la Littérature et la vie militaire.
  2. Lettres de Crimée, souvenirs de guerre, par M. Charles Bocher, 1 vol. in-18 ; Paris, 1817. Calmann Lévy.