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a pas de vertu qui tienne, il faut subir sa destinée. M. Sardou a eu raison d’avancer que le joueur n’est pas plus hanté par les visions du jeu, ni l’avare par celles du lucre, que l’auteur dramatique par la constante obsession de son idée fixe, qu’il y rattache tout, y ramène tout, qu’un paysage qu’il admire le fait penser aussitôt à un beau décor, que telle conversation qu’il entend lui fournit le motif d’un joli dialogue, que cette jeune fille charmante qui passe lui apparaît comme une adorable ingénue, que dans tel malheur, dans tel crime qu’on lui raconte, il découvre à l’instant une situation, une scène, un drame. En nous expliquant ce que n’était pas Autran, le nouvel académicien nous a donné une excellente définition de M. Sardou. Il est de la race des possédés et des hantés ; personne ne peut parler plus savamment que lui des tourmens savoureux, des souffrances délicieuses que le démon inflige à ses victimes.

Quelqu’un qui le connaît bien nous disait : — « Dans une petite villa près de Paris, que j’habite pendant l’été, il y a un mur sur lequel passent quelquefois des chats ; depuis que mon chien en a vu passer un, il est toujours en contemplation devant le mur, et moi, quand je regarde mon chien, je ne peux m’empêcher de penser à Sardou. » Oui, M. Sardou est toujours à l’affût, aux aguets ; il est toujours en quête de personnages et de sujets, et ce grand chasseur revient rarement bredouille. Son ardente curiosité ne s’endort jamais ; elle n’a point de distractions, pas plus dans les bois de Marly que sur le boulevard ou ailleurs. Vous vous promenez avec lui, vous êtes tout entier au charme de sa conversation ; mais, pendant qu’il vous parle, il a l’œil sur le chemin, il y voit passer quelque chose que vous ne voyez pas, et il se dit à lui-même : Eh ! Dieu merci, voilà mon dénoûment ! Que ses confrères de l’Académie y prennent garde ! Gibier à plume ou à poil, tout lui est bon. Tel jeudi peut-être sortira-t-il du palais Mazarin en se frottant les mains, et on l’entendra s’écrier : — Je regardais le mur, il a passé un chat ; je le tiens.

Une autre qualité qui manquait à Autran et qui est nécessaire à l’auteur dramatique, c’est la combativité. Il était né pour la littérature assise, et le théâtre, c’est la littérature debout, la littérature de combat. — « Cette nature tendre et rêveuse, ennemie du bruit et de l’action, se fût-elle bien accommodée de la vie théâtrale, passionnée, fiévreuse, où la lutte est constante, lutte contre l’œuvre pour la dompter, contre l’interprétation pour l’obtenir, contre le public pour le convaincre et le vaincre ? » M. Sardou n’est point tendre, il n’est point rêveur, et personne ne l’accusera d’être ennemi du bruit. Il lui a fallu du temps et de grands efforts pour convaincre et pour vaincre le public. Il a commencé par des échecs, qui n’ont jamais ébranlé son courage ; il a fini par se faire de la victoire une douce et chère habitude. Dans une lettre