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prêcher l’entente commune, de maintenir la hiérarchie, et tout cela gaîment, familièrement, dans des lettres charmantes, lançant des mots vifs avec prestesse, les retirant avec grâce après qu’ils ont porté, bref, menant cette correspondance parfois périlleuse en vrai ministre et en vrai camarade. Qui donc écrivait à Pélissier : « Croyez-moi, mon cher Pélissier, pliez votre nature rebelle ? » Et qui donc, le 3 juillet 1855, faisait brûler à la bougie, de la main même de l’empereur, la missive qui enlevait à Pélissier le commandement en chef ?

On ne s’étonnera pas que M. Camille Rousset, muni surtout des documens d’origine française, se soit occupé de nos généraux et de nos soldats beaucoup plus que des généraux et des soldats de l’Angleterre. Il a pourtant rendu un sérieux hommage à lord Raglan et aux officiers qui l’entouraient, il a célébré cordialement la bravoure anglaise, la solidité anglaise, et même il a montré que les qualités vigoureuses, quand la passion s’en mêle, peuvent s’exalter jusqu’à la folie chevaleresque. Qu’on se rappelle à Balaklava la charge de la cavalerie légère conduite par lord Cardigan. Une seule fois, en parlant du général en chef de l’armée anglaise, M. Rousset m’a paru s’écarter de son exactitude habituelle. C’est à propos de la terrible affaire du 18 juin 1855. A lire le récit de M. Rousset, il semble que lord Raglan et le général Pélissier fussent tout à fait d’accord pour tenter ensemble cette première attaque de la tour Malakof. Or je lis dans les documens anglais que ce fut précisément le contraire. Lord Raglan, si favorable d’ailleurs au système de l’assaut, trouvait au 18 juin les préparatifs insuffisans et la partie mal engagée. Une lettre publiée récemment par le biographe du prince Albert ne laisse aucun doute à cet égard. C’est une dépêche de lord Raglan au secrétaire d’état de la guerre, lord Panmure, dépêche écrite le 19 juin, c’est-à-dire le lendemain du grand échec. Lord Raglan y dit expressément qu’il désapprouvait l’entreprise, mais que, devant l’ardeur des Français, il n’avait pu refuser son concours. Les deux chefs qui l’assistaient au conseil, sir George Brown et le général Jones, avaient été du même avis. « Si l’armée anglaise s’était abstenue, ajoute-t-il, on m’eût rendu responsable de l’échec de nos alliés[1]. »

Puisque j’en suis aux critiques de détail, j’en dois une autre

  1. Voyez the Life of the prince-consort, by Théodore Martin, t. III, p. 304. Londres, 1877. — Une lettre du prince Albert au baron de Stockmar, publiée dans ce même volume, prouve que la conduite de lord Raglan était parfaitement connue à Londres. Ce détail même imprimait un caractère plus douloureux à la mort de lord Raglan. Il faut se rappeler en effet qu’après avoir survécu à la sanglante défaite du 18 juin, lord Raglan fut atteint du choléra le 24, et mourut quatre ou cinq jours après, le 28, dit M. Camille Rousset, le 29, dit M. Théodore Martin.