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Mais Baschinka s’écrie : — N’y va pas… n’y va pas maintenant, je t’en conjure.

— Elle a raison, fait observer le pope. Vous n’êtes pas de sang-froid et tout homme qui veut avoir raison d’un autre doit d’abord se dominer soi-même.

— C’est bon ! j’attendrai, j’attendrai un peu, bien que la terre brûle sous mes pieds. N’y a-t-il donc point de droit en Russie, que les nobles peuvent traiter ce peuple comme une bande de pourceaux ? Moi, j’ai été soldat, je suis rompu, Dieu le sait, à la discipline ; j’ai appris à respecter les différences du rang, mais à l’armée nos supérieurs sont retenus par des lois qui modèrent le despotisme… tandis qu’un tyran de village pourra nous dépouiller de la chair de notre corps, sucer la moelle de nos os… et il faudra nous taire ! Allons donc ! Jamais vous ne me ferez croire que le tsar, s’il savait combien de vies humaines sont écrasées par la petite noblesse dans les vastes plaines de son empire, ne mettrait pas fin à l’esclavage !..

— Dieu est haut, le tsar est loin, interrompt doucement le vieux prêtre. Oh ! si l’on avait le droit seulement d’aller se faire entendre dans les palais… Dieu le permettra tôt ou tard, mes amis. Un jour viendra où l’on nous donnera la parole,… alors les oppressés respireront et les oppresseurs garderont le silence… alors vingt-cinq millions d’hommes dégradés au rang des animaux cultiveront la terre autrement que comme des chevaux de labour, sous le fouet pour le compte d’autrui. Oui, l’absolutisme tombera bientôt comme un tronc pourri… je le sens, je le vois… il n’y aura plus de servitude. Je n’assisterai pas à ce changement, mais je m’en réjouirai dans le tombeau, et, si Dieu le permet, mon âme visitera encore les chaumières où ceux que j’ai connus misérables seront désormais heureux.


IV.

Après une nuit d’insomnie, Josef revêtit ses habits de fête et se rendit au château comme il l’avait annoncé. Une troupe oisive de valets se traînait devant le sombre et morne édifice, en s’amusant à exciter les chiens après les paysans qui, moins favorisés qu’eux, défilaient nu-tête devant la résidence seigneuriale, se rendant à leur tâche quotidienne. — Vraiment les chiens avaient l’air d’être dressés à ce jeu, comme si on leur eût fait comprendre qu’ils pouvaient sans inconvénient arracher un morceau à ces mollets de rustres, et plus les paysans effrayés criaient, plus les valets riaient aux éclats sous leur livrée somptueuse.

L’apparition d’un homme au maintien martial, au visage sévère