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un pays où il n’y avait pas encore de juifs. Peu m’importait en somme; je me disais : — Dieu est partout; il n’y a pas de lieu où l’on ne puisse le prier.

Ta mère me suivait quoique bien malade. Tu avais huit ans. Fatigués, mourans de faim, nous nous sommes traînés là-haut, jusqu’au château. Le château est maintenant la caverne d’une bête féroce, c’était alors la demeure d’un homme bienfaisant. Je n’avais pas achevé de raconter ma lamentable histoire qu’il m’offrait cette auberge, — une simple baraque dans ce temps-là, plus un jardin et un champ, à des conditions fort douces. Hélas! ma pauvre femme n’a pas vu la maison neuve s’élever sur l’emplacement de la cabane, et nos granges se remplir à souhait. Elle mourut en nous laissant sa bénédiction, que Dieu a exaucée, car notre fortune grandit très vite. Malheureusement la seigneurie changea de possesseur, et le nouveau maître n’hérita pas envers ses tenanciers de la bienveillance que leur avait témoignée l’ancien. Cependant il ne fallait pas nous plaindre : dur envers tout le monde, il nous favorisait par grâce exceptionnelle. Je ne me doutais pas que, si le père était bien traité, sa petite fille en était cause, je ne voyais pas le loup pénétrer chez nous sous la peau de l’agneau.

Là-dessus arriva Josef, que personne n’attendait, que personne ne put reconnaître. Comment l’aurait-on reconnu? Il y avait loin du petit juif aux joues roses, aux yeux timides, vêtu du long pekeschele, à ce gaillard basané, balafré, qui portait des médailles militaires sur la poitrine et dont la voix, le langage, avaient changé; non, vois-tu, il n’avait plus rien d’un juif. Et, après quinze ans d’absence, il entrait ici comme chez lui, en se targuant d’une promesse que le temps et les circonstances avaient effacée de ma mémoire. Fallait-il te livrer à cet homme, à un homme qui. Dieu me pardonne, n’est ni beau, ni riche, sans savoir seulement si tu y tenais? J’avais d’autres projets, je croyais pouvoir choisir... mais Dieu devait en décider autrement. Je le vois bien aujourd’hui, et je me soumets... Certes Josef ne peut nous donner l’aisance qu’il n’a pas, qu’il n’a jamais eue, mais il peut soulager ma vieillesse d’une partie de son fardeau, il peut te défendre contre tout danger, il peut servir de soutien à notre misère... il le peut, si c’est sa volonté.


III.

De grand matin, on frappa violemment à la porte de l’auberge. Jacob se leva; les premiers rayons de l’aube éclairaient la chambre; le pauvre homme eut le sentiment du condamné que le bourreau vient chercher dans sa cellule ; un profond soupir sortit de sa poitrine,