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la plus profonde. Le chant des oiseaux dans leurs cages, l’odeur des fleurs étagées aux fenêtres, les tendres jeux des pigeons sur les toits, la gaîté du soleil, tout cela n’était plus qu’ironie cruelle, une sorte de défi à la détresse des deux pauvres êtres qui sanglotaient maintenant dans les bras l’un de l’autre. La seule demeure de tout ce grand village qui eût recelé de l’aisance et du contentement était devenue morne comme toutes les chaumières environnantes, séjours sordides de la résignation désolée.


II.

Lorsque le crépuscule descendit sur le village et que les travailleurs, fatigués de leur tâche, furent rentrés dans leurs cabanes respectives pour s’y reposer, Jacob Aschkenas, laissant sa fille au logis, sortit et se dirigea vers l’église.

A la maison de Dieu s’appuyait une maisonnette en brique non blanchie, dont les volets de bois mal joints permettaient à un filet de lumière de s’échapper dans la nuit. C’était la demeure du pope.

Jacob entra pour trouver le digne prêtre en train de souper, assis comme un patriarche au milieu de sa tribu. Quatre-vingts fois l’hiver avait passé sur sa tête en y laissant des neiges; sa barbe aussi ruisselait à flots d’une éclatante blancheur. Il était vénéré dans le pays à cause de sa droiture, de sa bonté infatigable et d’une grandeur d’âme qui faisait de lui le père de tous les habitans sans différence de religion ni de race. Tous, quand survenait un moment difficile, allaient réclamer les conseils de sa sagesse et de son expérience.

Lorsque la porte s’ouvrit, le pope, abritant de sa main ses yeux affaiblis, dit à sa femme : — Je crois que c’est Jacob Aschkenas?..

Mais la vieille dame avait la vue plus courte encore que son mari; avant qu’elle se fût renseignée auprès d’un de ses petits-fils, le nouveau venu était déjà au bout de la table :

— Ah! c’est vous Jacob, s’écria le pope; vos visites sont rares. Qu’est-ce qui vous amène aujourd’hui? Faites place à notre hôte, mes enfans; verse une tasse de thé, Demetrius. Jacob, prenez-vous le thé avec ou sans rhum? Mais asseyez-vous donc!.. Pourquoi cet air triste... mon Dieu ! serait-il arrivé un malheur?..

— Oui, un grand malheur m’a frappé, saint père.

— Quel malheur?.. Votre fille est bien portante, n’est-ce pas?.. Vos affaires vont à souhait, il y a chez vous de l’argent comme du foin, chacun vous estime et vous aime. Dans de pareilles conditions qu’est-ce qui peut vous faire du chagrin?