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après, le 8 juin, le général Niel écrit ces mots, toujours dans une dépêche au ministre de la guerre : « Il paraît que vous aviez parlé au général en chef des observations que je lui ai présentées. Vous avez attiré sur ma tête un terrible orage qui a éclaté hier. Ne perdez pas de vue, je vous prie, monsieur le maréchal, que mes relations sont des plus difficiles, qu’il faut que je sois devant l’ennemi pour supporter les procédés qu’on a pour moi. Si j’entrais dans des détails à ce sujet, vous en seriez bien étonné… » Pélissier maltraitait aussi Bosquet, le héros de l’Alma, d’Inkermann, du Mamelon-Vert ; le 16 juin, il lui enlevait le commandement des troupes devant Malakof pour le donner au général Regnaud de Saint-Jean-d’Angély. Niel écrivait ce jour-là même : « Vous dire les colères de Bosquet serait impossible ; au reste les procédés dont il est l’objet sont incroyables. »

Est-ce tout ? Pas encore, la liste est longue. Le 17 juin, la veille au soir d’une bataille qui pouvait être décisive, le général en chef avait tellement maltraité le général Mayran que celui-ci disait en allant prendre son poste : « Il n’y a plus qu’à se faire tuer. » Et il fut tué le lendemain. Je lis dans le récit de M. Rousset que le général Mayran, placé au premier rang d’attaque, avait engagé trop tôt ses troupes ; impatient, nerveux, agité, il s’était obstiné, malgré l’avis contraire de ses aides de camp, à prendre une fusée de hasard pour le signal convenu. Qui sait si l’impatience nerveuse dont parle l’historien n’était pas un appel que le vieux soldat adressait à la mort ? Un autre général du même corps d’armée, le général Brunet, arriva un peu tard sur le terrain, par suite d’encombremens imprévus, et fut tué raide pendant l’action ; heureuse mort qui le préserva des violences du général en chef. Pélissier, arrivé trop tard lui-même en cette matinée du 18 juin, accueillit par des paroles cruelles l’annonce de cette double perte. C’étaient deux héros qui venaient de tomber ; savez-vous comment le général en chef les salua ? « S’ils n’étaient pas morts, dit-il, je les aurais déférés au conseil de guerre. »

Quand on lit ces détails dans les lettres du général Niel, et il y en a bien d’autres encore, on comprend les sentimens que devait éprouver le prédécesseur du général en chef, le doux, l’humain, le scrupuleux Canrobert, celui que ses scrupules mêmes rendaient souvent irrésolu : « Comme l’irrésolution, écrit le général Niel, fait toujours voir le mauvais côté du parti qu’on a pris, Canrobert, qui trouve que son successeur n’adopte pas les meilleurs plans de campagne, qu’il cède à tous les enivremens du pouvoir, qu’il maltraite ceux qu’il entourait d’égards, Canrobert se dit que ce n’est pas un aigle, mais un vautour qu’il a mis à sa place, et il regrette ce qu’il a fait. »