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derrière les lignes ennemies. Renseignement bien étrange et bien vague, — qui suffira toutefois. N’est-ce pas assez pour mourir ? Ils poussent donc droit devant eux, ils entrent comme un coin tranchant dans le bloc des troupes russes, ils le traversent de part en part, sabrant, culbutant tout ce qui leur fait obstacle, jusqu’à l’heure où, les rangs s’étant reformés derrière la trombe furieuse, il leur faut retraverser la muraille de fer et de feu, — à quel prix, juste ciel ! De cette héroïque brigade, les deux tiers étaient couchés sur le sol.

Après ces folies de Balaklava, voici la sombre victoire d’Inkermann. L’armée anglaise, si admirablement solide, faillit s’y abîmer tout entière. Qui de nous ne se souvient de ces tragiques aventures, alors que les Anglais, écrasés par des forces supérieures et ne pouvant garder plus longtemps ces Thermopyles de Crimée, appellent les Français à leur secours ? Le général Bosquet s’élance avec une brigade, et quand nos troupiers au son du clairon passent en courant devant ces héroïques débris, une clameur enthousiaste s’élève : Hurrah for the French ! Cette clameur, qui retentit comme une promesse, cette clameur généreuse que l’Angleterre du ministère Gladstone a si complètement oubliée seize ans plus tard, nous nous en souvenons toujours. Lisez pourtant le récit de M. Camille Rousset, vous verrez que de choses vous ignoriez, vous verrez du moins comme ces souvenirs s’animent d’une vie nouvelle, comme chaque chose mise en sa place prendra un relief inattendu, enfin comme se dégagera le caractère vrai de cette journée à la fois si glorieuse et si effrayante, si glorieuse par le courage de nos soldats, si effrayante par les dangers courus et la chance des plus affreux désastres.

Une des meilleures parties de l’histoire de M. Camille Rousset, la plus instructive certainement et la plus neuve, c’est celle qui s’étend de la bataille d’Inkermann à la démission du général Canrobert. Singulière péripétie dans ce drame épique ! Voici un chef honoré de tous, intrépide et vigilant, d’une bravoure éclatante et d’une sollicitude scrupuleuse, le vrai chef et le vrai père du soldat. A Balaklava, à Inkermann, en bien d’autres affaires, chaque jour pourrait-on dire, il a fait preuve des qualités qui sont l’honneur du commandement, et chaque jour dans cette lutte perpétuelle il a maintenu le moral de l’armée. Une heure vient cependant où ce noble chef considère comme un devoir de se démettre de ses fonctions. C’est que cette lutte perpétuelle n’est jamais une marche en avant On trotte sous soi, selon l’argot du manège, on n’avance pas. En réalité, il y a deux systèmes qui partagent l’opinion des chefs, le système de l’assaut et le système de l’investissement. L’assaut, ce serait l’attaque d’un point important dans cet immense camp