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le noble chef « qui continuera la victoire de l’Alma ; » puis, toutes ses affaires réglées, le 29 septembre au matin, on le transporte mourant à bord du Berthollet dans le port de Balaklava. Une compagnie de zouaves lui faisait escorte, un prêtre l’assistait en priant. C’est sur le Berthollet, nous dit l’historien, que le maréchal Saint-Arnaud avait quitté la France pour conduire nos soldats de Varna en Crimée, d’Old-fort à l’Alma, de l’Alma sous Sébastopol. Quand les adieux furent terminés, le navire largua ses amarres et gagna doucement la haute mer. Le soir même, à quatre heures, le maréchal expirait.

L’ardeur et la vigilance du général Canrobert, la circonspection plus froide de lord Raglan, l’énergie de la défense russe, l’héroïsme du vice-amiral Kornilof et le génie militaire du colonel Totleben, tout cela dès le commencement du siège de Sébastopol est marqué en traits expressifs par M. Camille Rousset. On voit que tous les rapports lui ont passé par les mains ; on voit aussi que ses œuvres antérieures l’avaient façonné dès longtemps à l’impartialité. Un juge préparé de la sorte n’a pas besoin d’efforts pour rendre hommage à nos ennemis comme à nos alliés, et pour raconter leurs victoires.

Le bombardement du 17 octobre 1854 est un de ces récits où se déploie la parfaite équité du narrateur. Ni les Russes ni les Anglais n’ont à s’en plaindre. Les Anglais ont écrasé leurs adversaires, et peu s’en est fallu que ce jour-là ils n’eussent la gloire de mettre fin au siège. Les Russes, vaincus sur un point, ont triomphé sur l’autre ; à force de ténacité, ils ont repoussé l’élan de nos soldats et fait taire les batteries de nos vaisseaux, l’honneur de la journée est à eux. Or le jugement de l’historien est si net qu’il n’y a pas un mot à ajouter, pas un mot à retrancher. La part de chacun est faite avec un tact irréprochable et une générosité toute française.

Quelle vigueur aussi, quelle sûreté de main, quand il nous représente le combat de Balaklava (25 octobre 1854) ! comme cette folle charge de la cavalerie anglaise sous les ordres, de lord Cardigan est vivement décrite ! Voilà un ordre contraire à tous les principes de la guerre, un ordre échappé à un mouvement irréfléchi qui aurait pu, qui aurait dû être retiré à propos et qu’un hasard funeste a maintenu. Celui qui le transmette déclare absurde, celui qui le reçoit le trouve si insensé qu’il a peine à le comprendre ; n’importe, c’est un ordre du général en chef, impossible d’hésiter. Lord Cardigan, — le dernier des Cardigan, comme il s’appelle lui-même en cette minute terrible, — rassemble sa brigade et l’entraîne bride abattue. Où vont-ils ? Chercher des canons que les Turcs ont prêtés aux Anglais et qui viennent d’être pris par les Russes. Les canons sont là-bas, à l’extrémité de la vallée,