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commandant du génie, soixante-cinq officiers et neuf cent vingt-six hommes de troupe, se trouvait plus d’un vétéran qui avait pris part vingt-quatre années auparavant au triomphal départ du 25 mai 1830.

Deux mois après, un de ces vétérans, le maréchal de Saint-Arnaud, chef de l’expédition, écrivait de Gallipoli à l’empereur Napoléon III : « Nous ne sommes pas en état de faire la guerre… On ne fait pas la guerre sans pain, sans souliers, sans marmites et bidons. Je demande pardon à votre majesté de ces détails ; mais ils prouvent à l’empereur les difficultés qui assiègent une armée jetée à six cents lieues de ses ressources positives. Ce n’est la faute de personne ; c’est le résultat de la précipitation avec laquelle tout a dû être fait… »

Quand les inconvéniens de cette précipitation sont réparés, rien de plus brillant que les débuts de la campagne, l’élan des zouaves couvre tout ; mais quel malheur pour l’avenir ! là encore il y aura un exemple funeste ; on s’accoutumera de plus en plus à cette pernicieuse idée que la bravoure française défie tous les obstacles, que l’impetus gallicus n’a pas besoin de combinaisons si savantes ni de préparations si laborieuses. Rappelez-vous ces traits de nos ancêtres résumés par Strabon : « Ils sont toujours prêts, n’eussent-ils d’autres armes que leur force et leur audace. » Que de fois dans notre histoire cette tradition des vieux âges a été rajeunie par les légendes modernes ! En voici une de plus ; la légende de 1854. A quoi bon l’esprit de prévoyance ? à quoi bon tant de soins et d’apprêts ? une poignée d’hommes s’est rassemblée à Marseille, elle s’est embarquée sur un petit nombre de navires, et elle a cinglé vers la Mer-Noire. Pauvre flotte, pensent tout bas quelques-uns ; qui donc l’osera dire tout haut, puisqu’elle porte la France et sa fortune ? Est-ce que ce manque de préparatifs a empêché nos troupes d’aborder à Gallipoli, de se porter à Varna, d’envahir la Crimée ? Est-ce que tous ces glorieux noms, l’Aima, Inkermann, le Mamelon-Vert, Traktir, Malakof, ne justifient pas l’entreprise, quelles qu’en fussent d’ailleurs les combinaisons et les détails ? Le chef, qui voit les choses de près et qui porte le poids du jour, a beau écrire avec sa verve mordante : « Il n’y a de charbon nulle part, et Ducos ordonne de chauffer avec le patriotisme des marins… C’est de l’histoire. Chapitre oublié dans les Girondins. » Ces plaintes, qui ne sortent pas des sphères officielles, n’enlèvent rien à l’impression de l’ensemble. On en reste toujours au bulletin militaire de Strabon : « Ils marchent droit à l’ennemi et l’attaquent de front, sans s’informer d’autre chose. » Éternelle légende ! éblouissement qui se renouvelle de siècle en siècle, de victoires en victoires, jusqu’à l’heure où d’effroyables désastres viennent dessiller tous les yeux ! Parmi