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sous ses pas dans toutes les situations où ils peuvent exploiter la bourse du public ? Jeunes, on les rencontre sur les boulevards, au passage des ponts, à la porte des magasins, déguisant leur mendicité sous l’offre d’un bouquet de violettes ou d’une boîte d’allumettes ; parfois sollicitant directement une aumône pour leur mère malade, ou pour leurs petits frères, dont le nombre varie dans leur bouche, mais qui invariablement n’ont pas mangé depuis la veille. Plus âgés, on les retrouve à la sortie des théâtres et des cafés-concerts, encore chétifs de taille, déjà vieux de figure, le teint livide, les yeux battus, ramassant les bouts de cigare, ouvrant la portière des voitures, vendant parfois des photographies obscènes, ou bien offrant leurs services avec une voix enrouée et une obséquiosité gouailleuse, qui, si leur offre est repoussée avec impatience, se tourne bientôt en lazzi à l’adresse de celui qu’ils appelaient tout à l’heure mon prince ou mon ambassadeur. Ce type bien connu devient, sur la scène ou dans la fiction, le gamin de Paris de Bouffé ou le Gavroche des Misérables, c’est-à-dire un mélange attrayant d’esprit, de courage et de sensibilité. Dans la réalité, c’est un être profondément vicieux, familier depuis son jeune âge avec les dépravations les plus raffinées, un mélange de ruse, de couardise et, à un jour donné, de férocité. À l’occasion, il deviendra un des affiliés de la bande de Gelinier, le chef des Cravates vertes, ou l’un des complices de l’assassin Maillot dit le Jaune. Ce sera Lemaire le parricide de dix-sept ans dont la perversité cynique étonnait les plus vieux habitués de la cour d’assises, ou bien un jour d’émeute il s’enrôlera parmi les Vengeurs de Flourens, et il prendra sa part des orgies et des massacres de la commune !

Maintenant que nous connaissons ce type du petit Parisien mendiant et vagabond, et que les souvenirs personnels de chacun de nous lui permettent de l’évoquer devant ses yeux, consultons les documens officiels et cherchons à évaluer les forces de cette petite armée. Les auteurs (et ils commencent à être nombreux) qui ont traité la question du vagabondage et de la mendicité des enfans à Paris semblent d’accord pour évaluer approximativement à 10,000 le nombre des enfans qui vivraient de ressources irrégulières en dehors du domicile de leurs parens. N’ayant trouvé nulle part la justification de ce chiffre, que je crois un peu exagéré, j’incline à supposer que les auteurs dont je parle se l’empruntent les uns aux autres sans avoir vérifié sur quels documens il s’appuie. À cette évaluation, en tout cas très approximative, je n’ai pas la prétention de substituer un chiffre précis ; mais avec l’aide de quelques documens qui m’ont été obligeamment communiqués par le parquet de la Seine ou par la préfecture de police et qu’on ne trouverait pas