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descend de voiture, on se met à l’œuvre pour rétablir le pont, et Mattioli lui-même y travaille de ses mains. Cela fait, Mattioli se hâte vers le lieu du rendez-vous, où il est saisi, bâillonné, garrotté par les dragons du roi. Une heure après, il était enfermé au donjon de Pignerol. Savez-vous qui l’accompagnait de Turin à l’hôtellerie de la frontière de France ? L’ambassadeur du roi à Venise, M. l’abbé d’Estrades. Et qui donc l’attendait dans ce coupe-gorge avec les dragons ? Catinat en personne.

Mattioli pourrait bien être le mystérieux personnage si sévèrement gardé à Pignerol par M. de Saint-Mars, celui que l’histoire et la légende appellent l’homme au masque de fer, M. Camille Rousset, si bon juge en de tels sujets, partage l’opinion des critiques, pour lesquels le prisonnier de M. de Saint-Mars n’est autre que Mattioli. Aux argumens déjà employés, il ajoute ici l’autorité de ses propres recherches. Le fait est qu’après ce rendez-vous avec Catinat, Mattioli disparut complètement. Cette disparition inexpliquée, les précautions inouïes prescrites au commandant de Pignerol, l’espèce d’acharnement avec lequel on voulut que le nom, la condition, l’existence même du prisonnier, demeurassent à tout jamais un problème, tout cela fut combiné, dit M. Rousset, « moins pour prévenir les réclamations du duc de Mantoue ou les récriminations des Espagnols, que pour frapper plus vivement l’imagination des peuples et leur inspirer je ne sais quelle mystérieuse et salutaire horreur. »

Étrange histoire, en vérité, que celle de Mascarille devenu un personnage de tragédie ! Si cette conclusion est vraie, et la chose me semble très plausible, adieu les beaux vers d’Alfred de Vigny ! Ce n’est pas à ce double traître que le poète aurait prêté un si noble langage. Peu importe, après tout, quant au sujet dont nous parlions tout à l’heure. Que Mattioli soit ou non le Masque de fer, c’est bien assez qu’il soit Mattioli, qu’il ait imaginé de pareilles pantalonnades, qu’il y ait joué si effrontément ses rôles, qu’il ait cru pouvoir bafouer Louis XIV et Louvois comme des Gérontes, qu’il ait été arrêté enfin d’une façon si brusque, si tragique, au beau milieu de sa comédie, et que Catinat, l’austère Catinat, ait été obligé lui-même de prendre un déguisement et un masque pour intervenir au moment décisif, à la dernière scène du dernier acte. Notez, encore une fois, que ces aventures se passent à l’heure la plus éclatante du règne de Louis XIV. Je demandais tout à l’heure si nous sommes bien au XVIIe siècle quand de tels faits se déroulent sous nos yeux. Oui, certes, nous y sommes ; mais il n’y a pas longtemps que Paul de Gondi luttait contre Mazarin avec une verve endiablée, il n’y a pas longtemps que Gabriel Naudé, le bibliothécaire de Mazarin, écrivait la théorie et la justification des coups d’état ; de Gabriel Naudé, on