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c’est là un des meilleurs titres de Louvois, qui en a tant d’autres si glorieux. Voilà un homme qui, pendant le tiers d’un grand siècle, parmi des difficultés sans nombre, au risque de froisser les prétentions les plus hautes et de se faire des milliers d’ennemis, transforme de fond en comble l’organisation de l’armée ; aura-t-il l’idée de cacher son jeu pour agir plus à l’aise ? Non, il veut que tous ses actes, tous ses ordres, toutes ses dépêches, tout ce qui peut le condamner ou l’absoudre, soit rassemblé là pour la postérité. C’est ce qu’il appelle le dépôt de la guerre, dépôt confié à l’avenir, et que la France, suivant la pensée du fondateur, devait enrichir de siècle en siècle. « Par le dépôt de la guerre, dit très bien M. Camille Rousset, Louvois s’est livré lui-même et tout entier aux investigations des historiens ; sa vie officielle et privée est là, jour par jour, heure par heure, pendant trente ans. »

On s’explique mal que de tels documens aient échappé si longtemps à la curiosité de la critique. Sept ou huit tomes publiés au XVIIIe siècle par le père Griffet, voilà tout ce qui avait paru jusqu’alors de cette collection immense : sept volumes in-12 extraits tant bien que mal de neuf cents volumes in-folio ! Il faut que la grandeur même de la mine ait effrayé les mineurs, il y avait trop de fouilles à faire, trop de galeries à pratiquer ; l’entreprise, était de nature à décourager les plus hardis. M. Camille Rousset n’a pas eu peur, il s’est mis bravement à l’œuvre, il a creusé, fouillé, pénétré, et tout cela si sûrement, si méthodiquement, que, de trace en trace, de filon en filon, il a fini par découvrir tout un monde.

Lire des lettres de Turenne, de Condé, de Louvois, de Vauban, de Luxembourg, des lettres de Louis XIV et de Colbert, les lire dans le texte original, sur ce ferme papier qui a défié les attaques du temps, et, grâce à cette écriture qui semble toute fraîche encore, se trouver reporté aux plus grands jours de notre histoire, c’est là certainement un des plus vifs plaisirs que puisse goûter l’esprit. Ce charme n’est pas tout cependant, la jouissance serait bien vaine si le travail ne s’en mêlait. Toutes ces lettres si précieuses, il faut les relier entre elles, en retrouver l’à-propos, en marquer la portée, en révéler le véritable sens. Quand de tels hommes se communiquent leurs projets, ou se racontent leurs actes, on assiste aux secrets de la destinée, c’est comme un laboratoire où se préparent les événemens. Voici une idée qui apparaît, une combinaison qui se dégage ; demain ce sera un fait, un fait capital peut-être, et la marche des choses humaines suivra un autre cours. Quelle fortune pour un historien d’avoir à reconstruire les plus grandes choses à l’aide de pareilles archives ! M. Camille Rousset en a ressenti la joie avec un sincère enthousiasme. « Je vivais, dit-il, au sein même de la vérité, j’en étais inondé, pénétré, enivré. »