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« Pendant que le traité qui mit fin à la première guerre des princes (1614) se négociait, Malherbe remit au roi et à la reine sa traduction ou paraphrase du psaume CXXVIII : Sæpe expugnaverunt me a juventute mea ; la reine, après l’avoir parcourue des yeux, commanda à la princesse de Conti, qui était présente, de la lire tout haut. Cela fait, la reine dit au poète, comme si elle avait été transportée de ce fier et mâle accent de triomphe : « Malherbe, approchez, » et plus bas à l’oreille : « Prenez un casque[1] ! » Au lieu de la reine de France, mettez que ce soit l’Italie qui parle, et vous avez cette scène du casque qui ne fit plus tard que se renouveler pour Verdi. Car tous ces grands musiciens italiens furent aussi des patriotes. Chacun paya sa dette selon l’heure ; Bellini lui-même, le doux, l’efféminé Sicilien, donna sa plainte, et, trop loin des événemens pour prévoir le triomphe, il se contenta de moduler le douloureux Lamento de la résignation dans la servitude et de pleurer les larmes de Racine sur sa Jérusalem captive. Les personnages de Guillaume-Tell sont des héros de l’indépendance italienne ; qu’ils s’appellent Melchthal, Guillaume, Walther Fürst, ce sont des Romagnols, des Vénitiens et des Lombards ; je les reconnais à l’œil de feu, à la pétulance de l’accent et du geste. Gessler est un archiduc quelconque, un Radetzki, un aigle à double tête, étreignant Milan entre ses serres. L’Autriche ne s’y trompa point, et du premier jour le chef-d’œuvre fut interdit dans toute l’étendue de l’empire.

La Suisse fournit le décor ; ses vallons, ses lacs et ses montagnes forment le pittoresque du tableau, mais les acteurs du drame qui se joue ont à part eux leur nationalité bien tranchée. Avant même que le rideau se lève, l’ouverture prend soin de nous renseigner ; écoutez cette introduction doucement teintée de mélancolie qui vous entretient du calme et des félicités de la vie pastorale ; dans l’allegro, cette peinture s’assombrit, l’esclave trahit sa haine contre les tyrans, et nous le voyons faire alliance avec la nature du pays, qui soudain se redresse menaçante ; l’orage éclate, les cataractes de la montagne se déchaînent au roulement du tonnerre ; l’andante qui suit amène un contraste et nous montre sur la hauteur baignée de lumière des troupeaux, la clochette au cou, paissant l’herbe verte, tandis que le chalumeau du pâtre et l’écho des solitudes dialoguent à sons alternés. Jusqu’alors l’idylle a régné seule, mais cet effet de trompettes et ce vivace impétueux, qu’en dites-vous ? Est-ce encore là de la couleur suisse, et les enfans des vallons de l’Helvétie courent-ils à l’extermination des tyrans sur des rhythmes si brillamment ensoleillés de mélodie ? La vérité est que deux courans très caractérisés traversent cette partition, et tandis que les chants d’hyménée au premier acte et la tyrolienne au troisième vous font rêver de l’Oberland et du lac des Quatre-Cantons, le duo entre Arnold et

  1. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. XIII, p. 394.